Article initialement publié le 30 décembre 2019
Présenté comme "un western moderne au féminin au ton décalé" par OCS, Cheyenne et Lola promet d'être l'un des rendez-vous séries les plus excitants de 2020. Avec le label OCS Originals lancé en début d'année, fusion entre Orange Studios et la chaîne OCS, le groupe Orange redéfinit ses ambitions en matière de fictions. Ayant toujours donné une grande liberté aux auteurs (dans des contraintes budgétaires toutefois réduites par rapport aux grandes chaînes) la chaîne a donné naissance à de nombreuses séries à travers son label OCS Signature. Des comédies décalées comme Irresponsable, Nu ou encore Hollyweed aux dramédies comme la récente et touchante HP, ou encore l'exploration du genre risqué de la science-fiction avec la réussie Missions. Désormais, le label Originals est destiné à proposer des projets d'envergure, en signant des coproductions européennes avec Le Nom de la Rose (Allemagne/Italie) diffusée en mars dernier, et en passant enfin du format 26' au 52' du côté des productions françaises avec Cheyenne et Lola.
8X52 minutes - dès le 24 novembre sur OCS
Une série engagée
Cheyenne et Lola, c’est l’alliance improbable de deux femmes fauchées et un peu déjantées qui officient sur les ferrys faisant la liaison entre la France et l’Angleterre. Alors que tout les oppose, elles se liguent contre caïds, flics, patrons, ex-mari et amants à qui elles offrent une façade lisse et docile tandis qu’elles trichent, grugent... et tuent s’il le faut. Robin des Bois d’un nouveau genre, ces passeuses de migrants au grand cœur sont prêtes à tout pour une meilleure place au soleil.
Sorte de "Thelma et Louise du Nord" selon l'expression consacrée de sa scénariste, Virginie Brac (Engrenages saison 2, Tropiques Amers, Les Beaux Mecs), la série est coproduite par Marc Missonnier et Christine de Bourbon-Busset pour Lincoln TV. L'idée du scénario est venue à Virginie Brac après la lecture du roman Quai de Ouistreham de Florence Aubenas. "En tant qu'auteur de polar, je cherchais des nouveaux trafics. On parle toujours de drogue, de prostitution... Je cherchais de nouveaux univers, et je suis très sensible à la question des migrants." Elle s'est alors rendue à Ouistreham et a vu les barbelés, les accès aux ferrys protégés et surveillés en permanence. Auteur de polar aguerrie, elle y a interrogé des douaniers sur leur métier, et a vu toutes les failles du système de sécurité. "Peu de temps avant mon arrivée, il y avait eu une attaque de migrants : ils avaient jeté des couvertures au-dessus des barbelés et une centaine ont tenté de franchir la zone de cette manière."
En observant cet écosystème singulier, elle en a tiré le constat suivant : et si les héroïnes de demain étaient les femmes de ménage ? En filigrane, Cheyenne et Lola traite des conditions de travail précaires de ces employées sur les ferries qui accostent dans les zones portuaires. Quasi exclusivement des femmes, souvent étrangères, en situation précaire ou irrégulière. La série utilise la situation contrainte de ces femmes à revers du système en place :
Elles sont complètement invisibles, la société ne les reconnaît pas. Avec leur uniforme et leur badge qui leur permettent de se balader partout, elles sont rendues indifférenciables; ce sont des gens qu'on ne regarde pas. Je me suis dit que pour elles, ça pouvait être une force.
Alors que nous nous rendons sur le lieu de la scène de tournage du jour, en extérieur, entre plusieurs rangées de poids lourds et un grand hangar faisant face à la zone de fret automobile des docks de Cherbourg, la scénariste nous explique que tourner sur un ferry représentait un véritable défi pour la production, au vu du sujet politique de la série et de la question des migrants particulièrement d'actualité. Toutes les compagnies françaises ont ainsi refusé de prêter leurs structures pour le tournage. "Si le problème [de la crise migratoire] sortait de mon imagination, ce serait passé. Or il existe ! Et tout le monde fait comme s'il était invisible", s'exclame Virginie Brac. Cheyenne et Lola, une série politique ? "Je suis engagée, mais pas militante" nuance-t-elle. "Je montre un état de la France à un instant donné."
Un vrai mélange des genres
La scénariste ne voulait pas aborder ce sujet de manière naturaliste pour autant : "J'adore Ken Loach, mais je ne regarderai pas une série de Ken Loach. Je n'ai pas envie qu'on pleure !" Parmi ses références, elle cite Years and Years, série BBC diffusée en 2019 qui illustre l'effondrement de la société vécue à travers les yeux d'une famille de classe moyenne de Manchester. "Un univers de gens très pauvres, vivant dans une grande précarité. Mais le ton de la série marque un vrai décalage, une volonté d'être drôle et tragique à la fois. Et je pense être arrivée à ce mélange des genres."
Pour Cheyenne et Lola, la scénariste voulait écrire une success story de femmes, et parler d'amitié féminine. "C'est à la fois tragique et drôle, parce que ça parle de nous. Ces femmes se soutiennent entre elles, elles aiment rire, faire la fête... Je suis persuadée - peut être parce que je suis une femme - que c'est beaucoup plus drôle de regarder des femmes en action, plutôt que des hommes. C'est plus amusant à expérimenter."
Une empreinte flamande
L'intrigue de Cheyenne et Lola se déroule dans le nord de la France. Initialement pensée à Calais, plaque tournante migratoire entre la France et l'Angleterre, c'est finalement en région normande qu'elle se tourne, avec ses zones portuaires et ses bourgades populaires. Selon Virginie Brac, une "sensibilité flamande du nord" s'est greffée artistiquement à la série au moment de sa mise en production, à travers l'accent de Veerle Baetens, la nationalité du réalisateur, Eshref Reybrouck, qui compte plusieurs séries intenationales à son actif (Hassel, Undercover), ou son cadre, sorte de no man's land où plusieurs nationalités se croisent quotidiennement.
Sur le tournage, on entend ainsi parler flamand, anglais et français; chaque membre du casting et de l'équipe technique s'adapte selon ses interlocuteurs. Une série européenne en somme, avec une sophistication toute helvétique. Malgré l'austérité apparente du cadre humide et froid de la Manche et un tournage rendu éprouvant par le vent et la pluie glaciale, les images parlent d'elles-mêmes sur le combo : une véritable maîtrise artistique s'en dégage, les lumières des docks donnant une profondeur singulière à ce cadre portuaire et industriel.
Un duo intense loin des stéréotypes
Veerle Baetens, révélée en 2012 dans Alabama Monroe et qui retrouve ici les producteurs de Lincoln TV après la minisérie Au-delà des murs pour Arte, a relevé le défi de se raser la tête pour le rôle de Cheyenne lors d'une séquence du premier épisode, sur sa propre suggestion. Voulant approfondir son exploration du personnage, elle a tenu à se démarquer de son binôme féminin en adoptant un style radical qui tranche avec la féminité de Lola. "Face à une bombe [comme Lola], je vais me décaler", explique la comédienne. Tout juste sortie de prison, Cheyenne prend un nouveau départ dans sa vie, et "ne veut plus être dans la séduction" explique la scénariste. Prendre le contrôle sur son apparence pour prendre le contrôle de son destin.
En face d'elle, Charlotte le Bon incarne Lola, une jeune parisienne solitaire et totalement paumée. "C'est le stéréotype de la bimbo, mais qui va être détourné," selon Virginie Brac. Face à Cheyenne, "elle va s'agréger à son monde." Des héroïnes à double tranchant qui évoquent celles de Killing Eve créées par Phoebe Waller-Bridge : des personnages féminins retorses, imprévisibles et complexes.
D'origine canadienne, illustratrice en marge de sa carrière d'actrice, "Charlotte avait ce petit grain de folie, ce décalage en elle, qui était intéressant pour le rôle de Lola" explique Marc Missonnier, qui l'avait rencontrée sur le tournage de Astérix et Obélix : Au service de Sa Majesté. "Physiquement, elle est très différente de Veerle, et le duo, rien que par la juxtaposition des deux personnages, fonctionne immédiatement." Tandis que le rôle de Cheyenne a été quasiment écrit et pensé pour l'actrice flamande, le producteur explique que beaucoup de comédiennes se sont battues pour le rôle de Lola lorsque le scénario circulait dans les agences artistiques de Paris. "Ca a pas mal buzzé", s'amuse-t-il. "Mais Charlotte a fait des essais formidables, et a énormément travaillé son rôle, auquel elle était très attaché." A leurs côtés, on retrouve des acteurs confirmés comme Pierre Lottin et Alban Lenoir, que la production n'avait pas initialement envisagé pour des rôles plus secondaires. "Mais il y a eu un tel enthousiasme pour les textes de Virginie qu'on a pu quasiment avoir qui on voulait." "Les acteurs sentaient qu'ils avaient une proposition à défendre, quelque chose de vraiment différent", ajoute Virginie Brac.
Lorsque la scénariste dirige l'écriture de la deuxième saison d'Engrenages en 2008, elle fait monter d'un cran l'importance des personnages féminins de la série, interprétés par Caroline Proust et Audrey Fleurot. "Il y a eu une évolution des personnages féminins dans les fictions françaises à cette époque, une sorte de mise en avant, mais dans la décennie qui a suivi, on constate un grand vide depuis. Les chaînes ont tablé dessus à un moment, puis ont laissé tomber." Pour la scénariste, Le Bazar de la Charité, diffusé en novembre sur TF1, sort du lot, mais ce n'est pas suffisant. Le public a besoin d'incarnation forte et diversifiée, afin de s'identifier avec les personnages. "Le public veut voir des séries françaises de qualité, il y a une vraie demande", conclut-elle. Pour voir si Cheyenne et Lola relève le défi, rendez-vous le 24 novembre 2020 sur OCS.
Propos recueillis le 27 novembre 2019