Mon compte
    Les Misérables : non, ça n'est pas La Haine version 2019
    Maximilien Pierrette
    Journaliste cinéma - Tombé dans le cinéma quand il était petit, et devenu accro aux séries, fait ses propres cascades et navigue entre époques et genres, de la SF à la comédie (musicale ou non) en passant par le fantastique et l’animation. Il décortique aussi l’actu geek et héroïque dans FanZone.

    Primé à Cannes, "Les Misérables" a vite été comparé à "La Haine", dont il partage le sujet des banlieues. Mais il serait réducteur de voir le film de Ladj Ly comme une version 2019 de celui de Mathieu Kassovitz, car il parvient à imposer son ton.

    Le Pacte

    Une sélection en Compétition à Cannes, avec un trophée à l'arrivée (Prix du Jury pour le premier, de la Mise en Scène pour le second) ; une volonté de nous plonger dans la banlieue française ; une bavure policière en guise d'étincelle qui met le feu aux poudres... À première vue, il est facile de faire des Misérables une version 2019 de La Haine. Et il est vrai que le long métrage de Ladj Ly n'aurait peut-être pas existé sans celui de Mathieu Kassovitz, dont le succès a entraîné l'émergence du collectif Kourtrajmé, dont est issu le réalisateur du film sorti ce 20 novembre dans les salles hexagonales, et choisi pour représenter la France dans la course à l'Oscar du Meilleur Film Étranger.

    À l'issue des 102 minutes passées à Montfermeil en compagnie des personnages mis en scène par Ladj Ly, et une fois que le spectateur a repris son souffle, force est de constater à quel point il serait réducteur de ne voir en ces Misérables qu'une Haine en couleurs, une version actualisée du long métrage qui avait permis à Mathieu Kassovitz de faire main-basse sur le César du Meilleur Film en 1996, et dont il se révèle finalement complémentaire, dans son approche comme dans ses références. Interrogé par nos soins pendant le Festival de Cannes, le cinéaste qui adapte ici son court homonyme ne rejette toutefois pas la comparaison.

    Les Misérables est donc "différent" de La Haine. Et ce sur bien des aspects, à commencer par son point de départ. Pour le co-scénariste Giordano Gederlini, dans le dernier numéro du magazine Première, il s'agit là du "premier film de banlieue réalisé par quelqu’un qui vient du monde qu’il décrit", ce que confirme le principal intéressé, Ladj Ly, dans le dossier de presse : "Tout ce qui est dedans est basé sur des choses vécues : la liesse de la Coupe du monde évidemment, l’arrivée du nouveau flic dans le quartier, l’histoire du drone...", explique-t-il. "Pendant cinq ans, avec ma caméra, je filmais tout ce qui se passait dans le quartier, et surtout les flics, je faisais du copwatch. Dès qu’ils débarquaient, je prenais ma caméra et je les filmais, jusqu’au jour où j’ai capté une vraie bavure."

    Une bavure qui, si elle colle avec le postulat de La Haine, n'arrive ici qu'à mi-parcours. Une fois que le metteur en scène a bien pris soin de nous faire découvrir le décor et les acteurs du drame à venir, grâce à un procédé classique : celui du petit nouveau qui fait ses premiers pas dans un nouvel univers. Ici, la banlieue de Montfermeil, dans laquelle Stéphane, membre de la Brigade Anti-Criminalité, vient d'être muté. Incarné par Damien Bonnard, déjà présent dans le court métrage de 2017, il est le pendant du spectateur à l'écran comme l'était, par exemple, la photographe jouée par Maïwenn dans Polisse, autre Prix du Jury français de Cannes.

    Le Pacte

    En suivant les trois "Bacqueux", Les Misérables prend d'abord le contrepied de La Haine avant d'élargir son champ de vision en s'attachant aux différents groupes du quartier, qu'il présente de façon objective, avec les bons et mauvais côtés de chacun. Refusant tout manichéisme, il se présente moins en agitateur qu'en observateur, et il n'est alors pas difficile de reconnaître en Ladj Ly le personnage de Buzz (Al-Hassan Ly), que nous découvrons à travers l'écran du drone grâce auquel il filme d'abord les filles du coin avant se devenir le témoin de la bavure qui va aggraver les tensions. Si le metteur en scène avoue avoir mis les images en ligne à l'époque, le tiraillement de l'ado qui les a en sa possession dans le film, incapable de déterminer à qui il faut les remettre de façon certaine, traduit bien son intention et sa volonté de brouiller les frontières entre gentils et méchants.

    Que Buzz soit incarné par le fils du réalisateur n'a sans doute rien d'un hasard, et Ladj Ly se sert de cette figure de témoin comme vecteur de transmission tout autant que pour prendre de la hauteur, au propre comme au figuré, grâce à ces plans de drone qui survolent la banlieue. Comme pour appuyer son envie de dépasser les clichés et faire une cartographie des lieux. Ce faisant, Les Misérables se rapproche moins de La Haine que de la série The Wire, dans laquelle David Simon se servait d'un prétexte policier (le démantèlement d'un trafic de drogue et de crime) pour dresser un portrait de la ville de Baltimore et de ses différents pouvoirs en place. On notera d'ailleurs que, dans le film comme dans les dernières saisons du show d'HBO, un personnage de Maire se révèle central.

    Se réapproprier les quartiers pour que ce ne soit pas toujours raconter par des gens qui ne connaissent pas si bien ce milieu

    Malgré la tension palpable au pied de chaque immeuble, le Prix du Jury de Cannes 2019 se rapproche également de The Wire dans sa manière de mettre son intrigue en place sans précipitation, au lieu de d'ouvrir sur l'étincelle qui met le feu aux poudres. Et si Ladj Ly se fend que quelques images aériennes, ou de plans-séquences qui rappellent le cinéma de Martin Scorsese, sa mise en scène se fait moins ostensible que celle de La Haine, qui se présentait comme un électrochoc désireux de secouer le cinéma français comme les spectateurs, en leur ouvrant les yeux sur les problèmes de la banlieue. L'ambition des Misérables est, certes la même. Mais son désir, que l'on imagine hérité des débuts de son auteur dans le documentaire, est moins de provoquer que de chercher la vérité (avec un casting composé, en grande partie, d'amateurs vivant dans le quartier) et permettre de comprendre. La réplique "On ne joue pas" prononcée par Chris (Alexis Manenti) à qui l'on reproche ses méthodes de cow-boy, sonne alors comme une note d'intention globale.

    "Il s'agit de se réapproprier ce qui est sien", nous disait Giordano Gederlini sur la Croisette au sujet du réalisateur. "Se réapproprier les quartiers pour que ce ne soit pas toujours raconter par des gens qui ne connaissent pas si bien ce milieu. Et surtout par des médias. Car Ladj ne supportait de voir à la télévision des choses qu'il ne vivait pas." Guidé par la colère face à ce qui est relayé auprès du grand public, Les Misérables revêt des allures de cri du coeur, qui sonne davantage comme une alerte que comme de la rage pure. Si certains lui reprochent de ne pas prendre parti (jusque dans son plan final, ouvert et tétanisant), la nuance est pourtant l'un des points forts du long métrage, tant elle permet de comprendre à quel point la situation est beaucoup plus complexe que ce que des raccourcis simplistes laissent trop souvent entendre.

    Le Pacte

    Inspiré par les événements qu'il a lui-même vécus et ceux dont les médias se sont emparés ces dernières années, le cinéaste cherche avant tout à informer plutôt qu'à dénoncer, même s'il met chacun face à ses responsabilités, habitants comme pouvoirs publics, et appelle au rassemblement avec ce qu'il considère comme "un film patriote". Et ce dès sa scène d'ouverture, qui revient sur la liesse consécutive à la victoire de l'Équipe de France de Football à la Coupe du Monde de 2018, dont l'image sert d'affiche au long métrage : "Ça parle de la France d’aujourd’hui, certes elle est différente de la France du siècle passé, mais on parle de la France d’aujourd’hui. Tous ces gamins qui quittent leur quartier pour aller supporter l’équipe de France, ils sont français, ils sont fiers de l’être. J’estime que cette affiche rassemble tous les Français, c’est important."

    Développé de manière posée dans un film choc, ce message a déjà ému le Festival de Cannes et le Président de la République Emmanuel Macron, qui paraît vouloir se mobiliser pour trouver une solution aux problèmes montrés dans Les Misérables. Point de départ d'une trilogie sur le sujet, celui-ci devrait avoir deux suites. Et, pourquoi pas, paver la voie pour d'autres cinéastes, comme La Haine qui, au coeur des années 90, a inspiré jusqu'à Ladj Ly. Lequel pourrait aujourd'hui avoir un impact au moins aussi fort que celui de Mathieu Kassovitz sur le cinéma hexagonal. Avec une oeuvre différente mais complémentaire de la sienne, qui semble avoir les cartes pour, comme elle il y a un quart de siècle, devenir la nouvelle référence en matière de représentation de la banlieue française sur grand écran.

    Les Misérables
    Les Misérables
    De Ladj Ly
    Avec Damien Bonnard, Alexis Manenti, Djebril Zonga
    Sortie le 20 novembre 2019
    louer ou acheter
    FBwhatsapp facebook Tweet
    Sur le même sujet
    Commentaires
    Back to Top