Côté pitch, le dernier long métrage de Spike Lee force la curiosité. BlackKklansman revient sur l’histoire vraie de Ron Stallworth, un officier de police afro-américain qui, au cours des années 1970, s’est infiltré dans une branche du Ku Klux Klan dirigée par David Duke. Quarante ans plus tard, ce même David Duke a soutenu l’élection de Donald Trump.
Spike Lee : un retour en forme
L’anecdote fait sourire, bien sûr. Le réalisateur de Do The Right Thing s’en amuse aussi et réalise avec ce fait divers son film le plus abouti, insolite, désinvolte, militant certes, mais terriblement cool. Une bonne surprise pour les festivaliers qui pouvaient légitimement se méfier de voir revenir Spike Lee sur la Croisette. En douze ans, le metteur en scène n’a sorti qu’un seul long métrage sur les écrans français : un remake peu convaincant du Old Boy de Park Chan-wook, justement récompensé, lui, d’un Grand Prix à Cannes en 2004.
Le réalisateur ne s’est pour autant pas tourné les pouces durant toutes ces années. Mais Miracle à Santa Anna (2008) et Chi-Raq (2015) n’ont pas eu le privilège de trouver un distributeur prêt à partir à la conquête du marché français. Spike Lee n’était plus qu’un vieux souvenir avant que Thierry Frémaux ne prononce son nom dans la liste des cinéastes sélectionnés en compétition officielle en 2018.
La Palme d'Or 2018 sera-t-elle politique ?
Mais cette année, c’est davantage vers la sélection de réalisatrices que tous les regards se tournaient après une année marquée par des scandales successifs de harcèlement et d’agressions sexuels. Malgré un jury paritaire, Alice Rohrwacher, Eva Husson et Nadine Labaki furent les trois seuls noms inclus dans la compétition pour donner aux femmes une nouvelle chance d’obtenir la Palme d’Or, attribuée il y a vingt-cinq ans à Jane Campion pour La Leçon de Piano.
Seulement voilà, les premiers retours de la Croisette sur les films Les Filles du Soleil et Heureux comme Lazzaro sont pour le moins contrastés. Si l’on se fie à l’opinion de la presse et celle des festivaliers, seul Capharnaüm représente encore une vraie chance de fédérer le Jury du Festival. Soudain, une autre catégorie de cinéastes sélectionnés déchaine les passions : les réalisateurs assignés à résidence. Eux aussi ont une belle chance de susciter la compassion de Cate Blanchett et de ses jurés.
Kirill Serebrenikov avec Leto, son histoire du rock dans la Russie des années 1980, partirait avec un peu d’avance, tout comme l’Iranien Jafar Panahi avec Trois Visages. Mais c’était sans compter avec le grand retour de Spike Lee et son film digne de ses plus grands longs métrages. A bien y réfléchir, il dispose aussi d’un avantage politique conséquent pour l’emporter en 2018 : en 71 éditions du Festival International du Film, jamais un réalisateur noir n’a reçu la Palme d’Or.
Une opportunité de couronner un film anti-Trump
Voilà une belle occasion de mettre un terme à une querelle vieille de bientôt trente ans. En 1989, quand Spike Lee était venu présenter Do The Right Thing, le trophée lui était passé sous le nez en faveur du tout jeune Steven Soderbergh pour Sexe, mensonges et vidéo. Le cinéaste afro-américain avait alors accusé Wim Wenders, président du jury, d’avoir fait obstruction en ignorant les opinions favorables des autres membres.
Venons-en maintenant au véritable atout du cinéaste : le discours de BlackKklansman. Débarquant pile à mi-parcours du mandat de Donald Trump, le film s’étend sur les discours radicaux propagés dans les années 1970 par les Black Panthers d’un côté et le Ku Klux Klan de l’autre. Un face à face qui semble appartenir aux livres d’histoire, mais qui revient sur le devant de la scène après les tragiques manifestations d’extrême-droite à Charlottesville de l’été 2017.
Quitte à contrarier le public, Spike Lee a d’ailleurs tenu à boucler son dernier long métrage avec les images atroces de ces événements. Au terme d’un polar rythmé ressemblant presque à un buddy movie, les spectateurs quittent donc la salle après avoir vu (à nouveau) une voiture lancée à pleine vitesse sur une foule de manifestants soutenant le mouvement "Black Lives Matter", le 12 août 2017.
BlackKklansman est ouvertement un film anti-Trump, ce qui n’est pas forcément pour contrarier le Festival de Cannes. On se souvient de la Palme d’Or remise à Michael Moore par Quentin Tarantino pour son film Fahrenheit 9/11, un documentaire engagé contre un autre président des Etats-Unis, George W. Bush. Bien sûr, c’est également cette dimension politique circonstancielle qui fait hurler les détracteurs du film.
Le choix des cinéphiles
Pourtant, les fans de cinéma ne sont pas en reste : entre deux séquences d’enquête, Spike Lee n’oublie pas de questionner la place tenue encore aujourd’hui par Naissance d’une nation et Autant en emporte le vent. La Blaxploitation est évoquée elle aussi, à travers Shaft, Super Fly, Cleopatra Jones et Coffy, dont les personnages sont parodiés dans un des iconiques "Dolly Floating Shots", marque de fabrique des films du cinéaste.
Le jury de Cate Blanchett a donc l’occasion d’offrir la première Palme d’Or de l’histoire à un réalisateur noir légendaire, qui revient pour la troisième fois en compétition avec un film important dans sa carrière, marqué par la cinéphilie et engagé contre l’Amérique de Trump. En choisissant BlackKklansman de Spike Lee, la 71ème édition marquerait ainsi une date essentielle dans l’histoire du Festival de Cannes.
NB: En moyenne, les Etats-Unis remportent la Palme d’Or tous les cinq ou six ans. La dernière remonte à The Tree of Life de Terrence Malick en 2011. C’était il y a... sept ans.
Découvrez la bande annonce de BlacKkKlansman de Spike Lee, en compétition à Cannes 2018