Le cinéaste Jonás Cuarón a fait ses premières armes avec le drame Año uña, qu'il avait tourné en 2007. Il est notamment connu pour avoir co-écrit le scénario de Gravity pour et avec son père, Alfonso Cuarón. AlloCiné l'a rencontré pour la sortie de son second long métrage, Desierto, qui présente la façon dont un Américain se met à traquer les migrants tentant de passer la frontière mexicaine pour les tuer sans autre forme de procès.
Ce n’est pas souvent qu’un journaliste peut demander ça, alors je ne vais pas me priver : est-ce que le désert est bien le personnage principal de votre film ?
Absolument. En écrivant Desierto, je savais que j’avais trois personnages : ceux de Gael Garcia Bernal et Jeffrey Dean Morgan et le désert. Et j’ai passé quatre ans à voyager dans les différents déserts du monde afin d’en comprendre vraiment le caractère. A la fois ce qu’il représente comme environnement et les dangers qu’on peut y rencontrer.
Et comment avez-vous travaillé avec Damian Garcia pour faire honneur à ce désert à l’écran ?
Notre défi à tous les deux était de trouver l’équilibre entre les plans larges de paysage, et les personnages. Nous cherchions donc à avoir le plus de cadres possibles, du plan très large aux très gros plans sur Gael. Pour créer ce contraste entre les personnages et le paysage.
Vous avez déclaré avoir été inspiré par "Duel" de Steven Spielberg, mais je trouve que vous vous en éloignez car le spectateur sait parfaitement de quoi est faite la menace. Pourquoi avoir voulu vous détacher de cette approche ?
Ce n’est pas venu tout de suite. Au tout début de l’écriture j’avais cette idée qu’on ne voit que les bottes du cowboy ou qu’on ne le voit qu’à distance. Puis, j’ai repensé à l’histoire, et j’ai réalisé que le personnage de Jeffrey était trop important [pour être aussi distant]. Car dans ce film, je voulais parler de la haine, de la xénophobie et du racisme envers les étrangers. Et c’est son personnage qui le représente. Il est vulnérable. Car si vous voyagez aux Etats-Unis, en France ou n’importe où ailleurs, c’est dans les zones les plus pauvres du pays que vous rencontrez des gens pensant réellement ce que les politiciens et les médias leur disent. Ils sont désespérés, et attendent une réponse des hommes politiques, et ces hommes politiques blâment les migrants. [Le personnage de ] Jeffrey représente cela, et donc c’était important que l’on soit avec lui.
Je ne sais pas si vous serez d’accord, mais je vois dans votre film un affrontement entre deux perceptions du rêve américain. Jeffrey Dean Morgan est persuadé de protéger son pays, et celui de Gael qui essaye de retrouver son fils et la vie à l’américaine, vous adhérez à cette vision ?
Le truc, et je reconnais que c’est très triste, c’est que je ne crois pas au rêve américain. On me demande souvent à propos de la fin du film, pourquoi on ne voit pas Gael sain et sauf. Et c’est justement un équilibre qui était difficile à trouver : la balance entre le film de genre où il faut donner au public une sorte de "happy end", en voyant Gael réussir et le message que je voulais pour le film. Le voir réussir envoyait le mauvais message. Que ce soit au Mexique ou en Europe, lorsque les migrants arrivent dans le pays, c’est souvent très dur, et le défi est continuel, donc je ne voulais pas d’une fin "rêve américain".
Nous ne savons rien de la psychologie de ces personnages, mais cela importe peu pour ce film en particulier, étiez-vous plus intéressé par la chasse en elle-même ?
C’est certain. Je ne voulais pas de psychologie pour les personnages, car rien dans le passé du chasseur ne peut justifier ce qu’il accomplit dans le film. Quoiqu’il ait vécu, ses actions sont trop cruelles, donc j’ai préféré que l’action parle d’elle-même. C’est comme dans Irréversible de Gaspar Noé : le personnage qui viole Monica Bellucci est impardonnable, quoi qui lui soit arrivé précédemment. Pourtant, j’ai filmé des scènes avec Jeffrey Dean Morgan où il parle à sa femme, où j’explicitais sa psychologie, mais j’ai fait cela plus pour Jeffrey que pour le film, c’est pour ça qu’on les a enlevée du film. C’était pour aider Jeffrey à comprendre son personnage. Car même s’il n’a aucun dialogue, il fallait qu’il soit vrai à l’écran, que ses émotions soient puissantes. C’est pour cela que mes deux scènes préférées avec Jeffrey sont d’abord celle où il revient au truck après avoir tiré sur les migrants et qu’il est émotionnellement perturbé, et ensuite celle où il implore Gael de ne pas l’abandonner. Il a peur, et ça nous rappelle qu’il est humain. Si l’on avait fait un film d’horreur, je ne pense pas que l’on aurait fait la même chose.
Ces scènes avec la femme du chasseur ont vraiment été tournées ?
Oui, c’est ce qui est magique avec le numérique, il y a juste à appuyer sur le bouton (rires).
Elles pourraient être sur une future édition DVD ?
Non, je les ai jetées, car avec Gravity, les producteurs voulaient absolument connaître le passé des personnages, avoir des flashbacks sur Ryan Stone [le personnage de Sandra Bullock dans Gravity, NdlR], et donc je savais que si j’avais ce genre de scène sur Desierto, les producteurs m’auraient fait la même, donc je les ai jetées (rires).
Habile ! C’était important pour vous d’être financièrement indépendant sur ce film ?
J’ai eu beaucoup de chance sur ce film, j’avais une super équipe. Mon coproducteur Alex Garcia a cru en moi et m’a laissé la liberté de création. Et c’était crucial sur Desierto, car certains auraient pu être incommodés par le sujet politique du film, et par son aspect film de genre sans aucun dialogue et beaucoup de suspense. Avant d’avoir vu le film terminé, ils auraient pu se dire que ça allait être ennuyeux, alors qu’en fait c’est de la tension pure.
Et cette tension est renforcée par le design sonore, notamment la musique de Woodkid. Comment s’est déroulée la collaboration avec ce groupe français ?
Une fois le tournage terminé, je savais que pour ce film de genre le son allait être conducteur de la tension. J’étais en contact avec Yoann Lemoine de Woodkid, car j’avais écouté sa musique Run boy run et Iron et j’avais vraiment aimé cette texture. Puis j’ai pensé que cela serait parfait pour Desierto, car il avait l’équilibre entre une voix mélodique et magnifique, et un son à percussions très agressif.
Et avec Sergio Diaz, le superviseur du son, quelle était votre approche, notamment sur les pas du chien qui sont terrifiants ?
J’avais déjà travaillé avec Sergio sur mon premier film (…) ; nous avons donc travaillé tous les trois [avec Woodkid] pour que la musique ne sonne pas une bande originale séparée du film, mais qu’elle fasse partie du paysage. Nous avons longtemps cherché pour créer la bonne texture sonore. Quant au chien, ça a été très compliqué, à la fois sur le bruit des pattes et les grognements, ça nous a pris des mois à tester différents sons…
Des mois… Moins que le temps qu’il vous a fallu entre l’écriture et le tournage de Desierto.
Ce qu’il s’est passé c’est que j’ai écrit une première version de Desierto il y a 7 ou 8 ans. Je l’ai fait lire à mon père [le réalisateur Alfonso Cuarón, NdlR] pour qu’il me fasse des retours, et il m’a rendu ma version en me disant « tu sais, je dois faire un truc comme celui-là ». Et nous avons écrit Gravity. Et tout ce temps à travailler sur Gravity, je n’ai pu le passer à tourner Desierto.
Puisque notre entretien touche à sa fin, parlons –sans spoiler- de la scène finale, qui a dû être particulièrement difficile à tourner avec une seule caméra, non ?
C’est ma scène préférée, car ce n’était pas censé se passer comme ça du tout. J’avais une scène finale en tête, mais je voyais au loin ces montagnes, et j’ai commencé à aimer l’idée métaphorique de voir Gael, qui a été poursuivi par un monstre tout le film, en haut d’une montagne et se confronter à ce monstre.
Un peu comme dans un King Kong !
Haha, un King Kong, oui ! En plus le paysage montagneux me faisait vraiment penser aux films de Sergio Leone, la même texture, le même paysage.
Propos recueillis en avril 2016 par Corentin Palanchini au festival de Beaune.