AlloCiné : Qu'est-ce qui vous attire dans cette histoire et qui vous fait dire que la fiction peut apporter quelque chose de plus qu'un documentaire ou un reportage type "Sept à Huit" ?
Just Philippot (réalisateur) : Je ne sais pas si je me pose la question comme ça. En tant que réalisateur ou réalisatrice, vous avez une façon de vous impliquer émotionnellement. C'est-à-dire que ce qui vous intéresse au démarrage d'une histoire, c'est ce que vous avez à vivre à travers cette histoire. Pas de façon personnelle, mais comment vous pouvez être constamment impacté émotionnellement pour recréer du désir. Ce qui est difficile quand vous faites du cinéma ou une série, c'est de provoquer du désir ou d'en avoir tous les jours de façon répétitive. Il faut constamment aimer l'histoire parce qu'il faut constamment pouvoir être surpris et constamment pouvoir ressentir quelque chose.
Quand je rencontre Naomi Denamur et Julie Billy (les productrices de la série, NDLR) et qu'elles me parlent de ce projet d'adaptation du livre La Mythomane du Bataclan d'Alexandre Kaufmann, tout de suite, j'ai énormément de choses qui me traversent. Déjà, j'ai mon souvenir du 13 novembre. Et puis, j'ai ce personnage hors norme qui m'apparaît être finalement presque, peut-être d'emblée, quelqu'un que je connais, quelqu'un qui est proche de moi. Il y a un sentiment de proximité parce que je pressens une grande précarité émotionnelle, une grande fragilité et je me dis qu'il y a peut-être un peu de mon histoire là-dedans. Peut-être que j'ai quelque chose à dire, peut-être que j'ai quelque chose à filmer et à proposer.
C'est un personnage qui nous propose énormément de nuances.
Spontanément, j'ai l'impression qu'il y a un pari très difficile pour mettre en scène quelqu'un qui va être difficile à aimer. Et je crois que ça, ça me passionne. J'avais un personnage qui me permettait d'aller dans ces nuances compliquées, de vouloir aimer quelqu'un qui profite de l'inacceptable pour trouver un peu d'amour. Il y avait quelqu'un qui pouvait me bouleverser et créer ce que je disais tout à l'heure, un processus émotionnel qui faisait que j'étais partie prenante de l'histoire et pas à distance.
Et puis surtout, je me dis que c'est peut-être le meilleur angle pour pouvoir reparler du 13 novembre sans que le 13 novembre devienne le sujet principal. Je crois que ce personnage en périphérie me permettait d'imaginer une petite histoire dans la grande ou alors une grande histoire dans une plus grande histoire encore. Mais il y avait des choses qui pouvaient s'imbriquer et qui pouvaient se parler. À partir de là, vous engagez un processus de réflexion où tous les éléments qui vous entourent commencent à parler avec vous et à vous entraîner dans une logique de fabrication de l'histoire qui est fragile, très fragile.
Elle crée chez les victimes un deuxième attentat, plus intime encore et peut-être pire pour certaines personnes.
Vous parliez de la précarité émotionnelle du personnage. Ce qui est intéressant, c'est que vous ne la traitez pas comme une "grande méchante" : c'est quelqu'un qui est à la fois manipulateur et en même temps misérable. Il y a énormément de facettes très intéressantes pour dessiner un personnage humain et pas seulement manichéen...
Oui, parce que je crois qu'aujourd'hui, on a besoin de nuances. Et je crois que c'est un personnage qui nous propose énormément de nuances. Quand j'ai commencé à parler du personnage à l'équipe de Max/HBO, j'ai défini trois angles qui m'apparaissaient être très intéressants. J'avais à la fois une super-héroïne parce que c'est un personnage qui va déborder d'amour et qui va vouloir en donner le plus possible, qui va se mettre dans une espèce d'activité permanente pour être au service des autres. Il y a du génie et il y a du pouvoir dans cette capacité à faire du bien.
C'est une victime parce qu'elle cocherait toutes les cases de "l'échec social" si on devait définir la réussite ou l'échec social selon son logement, sa vie affective et amoureuse, sa vie professionnelle, sa vie géographique... Elle est loin de Paris, elle n'a pas de boulot, elle n'a pas d'amis, elle n'a pas d'amoureux ni d'amoureuse, elle n'a pas d'enfant, elle vit chez sa maman, elle a une cinquantaine d'années... Donc on pourrait croire qu'elle a déjà a en partie "raté" sa vie, si on devait définir ce qui la réussit ou ce qui la rate. Mais dans tous les cas, elle est dans une relative grande fragilité et une grande solitude. Elle est victime d'une époque où elle ne trouve pas sa place.
Et puis c'est un monstre, parce qu'elle va s'employer à mentir pour trouver une place. Pas pour prendre la place de quelqu'un, mais pour trouver une place et créer du lien sur du mensonge. Elle sait ce qu'elle fait, elle est très clairvoyante, elle est en capacité de savoir ce qu'elle fait de mal et ce qu'elle fait de bien et de comprendre que la balance est négative. Malgré le lien et l'amour qu'elle offre, elle crée aussi chez les victimes -c'est ce que racontait le livre d'Alexandre Kaufmann-, un deuxième attentat, mais plus intime encore et peut-être pire pour certaines personnes.
Il fallait pouvoir montrer tous les angles de ce personnage, proposer un personnage qui renouvelle constamment sa relation avec les spectateurs et les spectatrices et qui soit en mesure de nous surprendre. Et quelque part de nous interroger aussi sur nous mêmes, tout en la voyant s'enfoncer dans un mensonge qui n'est pas un mensonge pour voler ou pour déposséder la vie des autres, mais simplement pour trouver une place parmi les autres.
Il fallait respecter celles et ceux qui avaient vécu cette histoire et notamment cette personne.
Pour dessiner ce personnage, quelles recherches avez-vous menées ? Est-ce que vous avez rencontré la véritable Florence M. ?
On s'est efforcé de réfléchir à cette série et de la fabriquer avec pudeur. Je me suis fixé des interdits que j'ai tenté de transmettre autour de moi comme étant des outils de travail. Déjà, sur le plateau, on a pris le temps de pouvoir se remémorer notre 13 novembre parce que certains ont été directement touchés. Je ne connais pas l'histoire de tous mes collaborateurs et de toutes mes collaboratrices, mais il était évident que je devais faire très attention à ne pas faire revivre une deuxième fois un traumatisme et un drame qu'on avait tous partagé.
Et puis il fallait respecter celles et ceux qui avaient vécu cette histoire et notamment cette personne. Mais il n'y a eu aucune volonté de ma part de la rencontrer. Je n'en ai pas eu besoin puisque moi, je m'inspirais d'une histoire vraie pour créer un personnage. Donc, j'avais plus à dialoguer avec des collaborateurs techniques et artistiques, pour voir comment on pouvait composer ce personnage et le rendre aussi vrai que nature. Et à partir de là, vous êtes dans un travail de création et pas dans celui de puiser dans le réel des éléments de langage qui vont vous faire avancer. Je n'en avais pas besoin.
Elle déplaçait ses briques.
Vous parliez tout à l'heure de la manière dont elle construit son mensonge. La série pose à un moment la question de la différence entre la mythomanie et le mensonge. Comment avez-vous travaillé cette question ?
La mythomanie, si je ne dis pas de bêtises, c'est quelqu'un qui ment de façon compulsive et qui croit en ses mensonges. Il y a une part de ça chez Chris mais il y a aussi une part de clairvoyance. Ce qui m'intéressait, c'était de ne pas tomber dans l'écueil d'un personnage malade qui, tout d'un coup, devait être absolument soigné. Ce qui m'intéresse, c'est un personnage qui est en pleine possession de ses moyens - ou alors d'une partie de ses moyens - et qui tente de trouver une échappatoire, une issue, qui tente d'avancer.
J'aime beaucoup ce que dit Alexandre Kaufmann, l'auteur du livre La Mythomane du Bataclan qui fait partie de l'équipe des scénaristes : "Elle déplaçait ses briques". Elle déplaçait ses briques en fonction du mensonge, parce qu'elle devait garder des traces de ses mensonges pour éviter de se tromper. Et c'est exactement ce qu'on a essayé de faire. On a essayé de la voir déplacer des briques, raconter des histoires et continuer d'avancer en essayant de déplacer le plus rapidement ses briques.
Nous, en tant que spectateur, on est à la meilleure place. Ou à la pire des places. La place du savoir. On a un train d'avance sur une course-poursuite qui est en train de se mettre en place entre celle qui sait et ceux qui vont savoir. A partir de là, on a un mouvement qui se met en place, qui est peut-être celui d'un thriller psychologique. On a voulu garder cette idée du mouvement du thriller parce que clairement, il y a une course-poursuite : est-ce qu'elle va se faire attraper ou pas avec cette logique de déplacer le plus rapidement possible et de façon cohérente ses briques.
Je devais constamment garder à l'esprit que cette fille a peut-être un objectif, celui d'avoir une place parmi les autres et de la garder le plus longtemps possible, parce qu'elle est faite pour être au contact des autres et pas pour être seule dans une chambre à attendre qu'il se passe un truc.
On lui donne toute une série d'outils pour disparaître à travers un personnage qui est totalement nouveau.
Comment avez-vous travaillé avec Laure Calamy, qui est à la fois impressionnante, fascinante, vénéneuse et détestable dans le rôle ?
Laure Calamy faisait partie du projet quand j'ai été approché par les productrices. Elle n'était pas engagée, mais elle était déjà investie. Elle connaissait mon travail et l'appréciait. Moi, j'appréciais le sien depuis Un monde sans femmes de Guillaume Brac, il y a maintenant une petite dizaine d'années. C'était un souhait pour moi de travailler avec elle.
Quand je l'ai rencontrée, ce qui a été formidable, c'est qu'elle m'a cité les deux références qui étaient pour moi le grand écart que j'aime bien faire quand je commence un projet : deux références opposées, mais qui sont complémentaires. Quand elle a cité Sans toit ni loi d'Agnès Varda et Joker de Todd Phillips, je n'en revenais pas parce que ce sont deux références cachées avec lesquelles je voulais composer une direction artistique. Les partager avec quelqu'un qui l'a eu en tête sans avoir les scénarios, je me suis dit qu'on était déjà dans une sorte de confiance de goût.
A partir de là, comment vous travaillez avec Laure ? C'est une archi-bosseuse. Elle s'immerge dans les textes, elle propose des choses. Elle avait à cœur d'avoir des outils pour briller et puis des actions pour voir son personnage chuter. Elle était aussi très attentive à tous les écarts de nuances parce qu'elle sait que c'est comme ça qu'elle crée du rythme et des ruptures. Votre travail, c'est de l'accompagner et de lui laisser une liberté pour proposer ses ruptures, tout en la protégeant de ce qu'elle avait déjà fait pour éviter qu'elle ne se répète.
Je pense souvent à L'Origine du mal. J'ai vu le réalisateur Sébastien Marnier il n'y a pas très longtemps, et on s'est dit qu'elles étaient jumelles, avec des façons de faire et d'être qui sont à la fois complémentaires et totalement opposées. J'avais donc à cœur d'éviter que Laure ait la sensation d'être moins bonne par rapport à des rôles qu'elle avait déjà portés. Donc, on réfléchit avec elle sur son look, sur son cheveu, sur sa veste en cuir, sur sa musique... On lui donne toute une série d'outils pour disparaître à travers un personnage qui est totalement nouveau.
Je souhaite une chose, c'est que la série ne fasse de mal à personne.
Il y a eu des réactions, au moment de l'annonce du projet, de victimes du 13 novembre qui reprochaient à la série de "rajouter de la douleur à la douleur". Qu'est-ce que vous avez envie de leur répondre ?
Je ne dirai rien. Je ne peux rien dire, en fait. Je me mets à un endroit de recul par rapport à ce travail de mémoire, par rapport à la manière dont cette série doit être reçue ou pas. Je souhaite une chose, c'est qu'elle ne fasse de mal à personne. Et si elle en fait, je m'en excuse par avance. On a essayé d'être le plus transparent possible, notamment dans la fabrication.
J'ai rencontré Arthur Dénouveaux, le président de l'association Life For Paris : il n'a pas engagé un oui ou un non, il a simplement voulu m'écouter sur la façon dont je projetais de fabriquer cette histoire, pour savoir si elle allait ou pas trahir ou manipuler le réel ou la douleur. Il se devait d'être à un endroit de protection vis-à-vis des adhérents et vis-à-vis de l'histoire du 13 novembre et de notre mémoire. Il m'a écouté et on s'est quitté en très bons termes. Il n'a pas dit oui, il n'a pas dit non, mais il a vu qu'on essayait de trouver le bon endroit pour raconter une histoire.
C'est une affaire de fiction qui s'inspire du réel et qui, je crois, laisse le réel tranquille.
Après, je ne sais pas quelle place cette série trouvera. J'espère qu'elle trouvera la meilleure, mais une fois de plus, de façon très modeste, je fais attention à ne pas la présenter avec un sourire affiché en gardant constamment à l'esprit qu'elle traverse une histoire commune et que certaines personnes vivent encore avec ce drame. Et je ne peux qu'accompagner cette modestie en essayant d'en parler le mieux possible, en essayant de parler de mon personnage de fiction et en disant que je ne me suis pas du tout inspiré du réel. Même si le réel fait partie de notre vie. Il a infusé d'une manière ou d'une autre, mais c'est un projet de fiction qui a voulu être à distance de celles et ceux qui ont vécu cette histoire et qui ne doivent pas la revivre une deuxième fois à travers ma série.
À partir de là, moi, j'engage tous les dialogues possibles. Toutes les ouvertures. Mais je cherche vraiment à être au contact des autres et pas en conflit, en opposition ou égoïstement à une place où j'ai oublié le réel. Je fais partie du réel, j'habite dans le 11ème arrondissement, je passe devant La Belle Equipe, je passe devant Le Bataclan... Et c'est important de garder ça à l'esprit. J'ai vraiment œuvré pour qu'on quitte le titre magnifique du livre d'Alexandre Kaufmann, La Mythomane du Bataclan, pour un un titre qui raconte une histoire et qui ne donne pas à notre série un label de l'effroi et de l'Histoire. C'est une affaire de fiction qui s'inspire du réel et qui, je crois, laisse le réel tranquille.
Propos recueillis par Yoann Sardet le 1er octobre 2024
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