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    C'était l'une des plus grandes réalisatrices du cinéma, et voilà comment Hollywood l'a effacée
    Corentin Palanchini
    Du noir & blanc au Technicolor, du format 1:33 au 2:35, il a été initié au cinéma par Robert Mitchum, Bette Davis, Elizabeth Taylor, Henry Fonda, James Stewart, Katharine Hepburn... il se délecte de ces visages inoubliables, qu’il retrouve toujours avec bonheur.

    Découvrez la façon dont Lois Weber, réalisatrice, autrice et productrice a été effacée de l'Histoire du cinéma.

    D.R.

    Lois Weber. Son nom ne vous dit sans doute rien, mais il s'agissait d'une réalisatrice, scénariste, actrice et productrice américaine ayant travaillé entre 1911 et 1934. Impliquée à tous les stades de fabrication d'un film, tentant des cadrages hors du commun pour son époque, du temps de sa grandeur, elle était au même niveau de notoriété et d'appréciation qu'un Cecil B. DeMille (Les Dix commandements) ou un D.W. Griffith (Naissance d'une nation).

    D.R.
    Lois Weber sur le tournage de "Shoes"

    Elle a mis en scène plus de 120 films, créé sa propre firme de production, et porté à l'écran des scénarios qu'elle avait elle-même écrit ou co-écrit, avec toujours pour thème la représentation de personnages féminins dans la société contemporaine. Du mariage au divorce, en passant par la dépendance financière envers l'époux, la pauvreté ou l'amour interracial, la plupart des sujets "de son temps" seront abordés dans son cinéma.

    Qu'a-t-il pu arriver pour que cette personne ô combien importante de son époque ait été oubliée jusqu'à aujourd'hui ?

    Raison n°1 - Le muet moqué

    Dès l'arrivée du parlant en 1927, les studios ont voulu ringardiser le cinéma muet, notamment via les "parodies parlantes". Les studios fouillaient dans leur catalogue muet, prenaient un film et chargeaient un réalisateur de le remonter avec en voix off un commentaire satirique et/ou graveleux. Dans le cas de Lois Weber, par exemple, son film Shoes, sorti en 1916, mettait en avant la façon dont une jeune femme entretenait ses parents et ses trois sœurs en travaillant d'arrache-pied et, pour s'acheter de nouvelles chaussures, recourait à la prostitution.

    Sensation Seekers
    Sensation Seekers
    1h 10min
    De Loïs Weber
    Avec Billie Dove, Huntley Gordon, Raymond Bloomer

    Un sujet social et un point de vue totalement effacés du film parodique, qui en plus de s'approprier le travail de Weber sans la créditer (le re-monteur de la comédie est crédité réalisateur) en détourne le message et fait de l'héroïne une fille bien bête qui est punie pour avoir couchée avec un homme pour une paire de chaussures. Absente du générique et son film détourné, il ne reste plus rien du travail de Weber dans cette nouvelle sortie.

    Raison n°2 - La faute de la presse spécialisée

    Dès le milieu des années 1920, avant même l'arrivée du parlant, la presse évoque Lois Weber et la plupart des autres stars du muet en utilisant des qualificatifs passés tels que "oublié", "préhistoriques", "pionniers", donnant une connotation ancienne aux personnes mentionnées, laissant entendre que leur heure est passée.

    Lorsqu'on évoque son cas, elle est décrite comme "la seule réalisatrice" ou "la seule femme capable de mettre en scène". Un cas unique, quelque chose que les autres femmes ne pourraient pas faire. On tente aussi de la réduire au rang de "découvreuse d'actrices" plutôt que comme réalisatrice avec une vision et un sens du cadrage.

    Surtout, la presse commence à commettre des erreurs grossières sur son parcours. Par exemple Weber, qui tourne depuis 1911, est décrite en 1927 par le magazine Photoplay comme une "actrice" venant "récemment" de "bossing the directing" (forcer pour réaliser). On la cantonne donc au rôle de comédienne, rabaisse son expérience à la mise en scène et sous-entend qu'elle a fait un caprice pour passer derrière la caméra. De la même façon, en 1927, Weber vient de rejoindre "DeMille Pictures" comme réalisatrice et l'article sous-entend qu'elle travaille sous la houlette du réalisateur alors qu'elle est au contraire son égal. Ce qui rejoint notre dernier point :

    Raison n°3 - Le nouveau narratif hollywoodien

    A partir du début des années 1920, les studios hollywoodiens apparaissent de plus en plus puissants, et concentrent une bonne partie de la production (et parfois de la distribution). Et si les débuts du cinéma muet se sont eux aussi structurés, les compagnies indépendantes ou intégrées aux studios fondent comme peau de chagrin et les premières à en pâtir sont les réalisatrices-productrices.

    Lois Weber a produit des films de 1913 à 1921 avec Lois Weber Productions, mais met la clé sous la porte à cette époque. Elle déclare :

    Les producteurs [des studios] choisissent le scénario, le casting, vous disent combien dépenser pour votre film et combien de temps vous avez pour le tourner. Ça, je pourrais le supporter, mais quand ils vous disent qu'ils vont aussi monter votre film, là c'est trop.

    Des scandales ont commencé à émailler le mode de vie hollywoodien et William Hays, futur auteur du code de censure Hays est alors président de l'association "Motion Picture Producers and Distributors of America" et commence à "conseiller" les studios sur les sujets à traiter et ceux à laisser de côté. Weber travaillant sur la place sociale des femmes subit de plein fouet ce changement.

    Universal

    Enfin, les studios sont des lieux dirigés par les hommes à tous les niveaux de décision, du producteur en chef aux maîtres d'oeuvre qui fabriquent les plateaux en passant par les publicitaires. Et en parallèle, un narratif s'installe - notamment via les publicitaires précités - selon lequel les actrices ou les femmes qui réussissent à Hollywood ont été repérées "par hasard dans la rue" (pour leur physique, donc) ou parce qu'elles ont eu la chance de croiser un producteur, et pas du tout pour leur travail ou leurs autres qualités.

    Toutes ces petites pierres mises les unes sur les autres ont construit un mur qui a enfermé Lois Weber et beaucoup d'autres, au point que seules des recherches archéologiques permettent de retrouver ce qu'il s'est vraiment passé.

    Pour en savoir plus sur la brillante carrière de Lois Weber, nous vous conseillons la lecture de Lois Weber in Early Hollywood, par Shelley Stamp, indispensable à l'écriture de cet article, et hélas uniquement édité en anglais pour le moment. Si un éditeur français passe par ici, il y a un parcours incroyable à réhabiliter.

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