Qui sait exactement combien de destins Hollywood a sacrifiés, en toute impunité, pour faire subsister coûte que coûte son rêve et sa magie ? Pour que l’argent continue de couler ? Pour que le voile ne soit jamais levé sur des coulisses sales, sordides voire criminelles ?
Malgré le silence qui a longtemps régné à ce sujet, certains de ces "dommages collatéraux" ont été portés à la connaissance du public. C'est ainsi que l'on a appris comment certains fragiles maillons de la puissante chaîne qu’est l'industrie du film ont, pour "l’amour du cinéma", été laissés sur le bord de la route, simplement parce qu’ils avaient osé parler ou parce qu’ils avaient été témoins et/ou victimes de ce dont la machine hollywoodienne était capable.
Dans le sillage de ces manipulation et de ces corruptions, des carrières ont été avortées voire même brisées mais ce sont surtout des individus qui l'ont été. C'est exactement ce qui est arrivé à Patricia Douglas. Et si vous ne connaissez pas son nom, c’est justement pour toutes ces raisons. Parce que la machine a parfaitement fonctionné.
Après les destins de Frances Farmer, Grace Lee Whitney ou encore Brendan Fraser, nous achevons donc notre série estivale "Hollywood, machine à broyer" sur le destin tragique de cette ancienne danseuse et figurante de cinéma. Une femme tombée dans l’oubli qui a, pourtant, été une pionnière à bien des égards.
Une affaire déterrée en 2003
Comme tant d’autres avant elle, l’histoire de Patricia Douglas aurait pu, et clairement dû, être enterrée à jamais. Sans la ténacité de David Stenn, scénariste, auteur et journaliste américain, c’est d'ailleurs ce qui se serait probablement passé, malgré l'attention attribuée à l'affaire à l'époque.
Dans les années 90, Stenn travaille sur sa biographie de Jean Harlow et, par hasard, découvre une autre histoire liée à la MGM, le studio de la star. Intrigué, il finit par y revenir en 1993, après la publication de son livre. Il mettra 10 ans avant de pouvoir sortir son sujet, qui consistera, en premier lieu, en un article passionnant, "It Happened One Night...at MGM", publié en 2003 dans les pages de Vanity Fair, puis, dans un second temps, en un documentaire, Girl 27, présenté à Sundance en 2007.
Si Stenn a mis 10 ans à publier son enquête, c’est qu’il n’a d’abord rien trouvé, l'histoire de Patricia Douglas ayant été bien dissimulée. Il a donc dû longuement enquêter, fouiller, interroger d’anciens témoins afin de dégager des preuves. "L'affaire Patricia Douglas est probablement le plus gros scandale jamais enterré de l'histoire d'Hollywood. Néanmoins, je suis parvenu à trouver de vieux articles traitant du sujet, des photos auparavant jamais vues, des documents accablants émanant du Studio, des enregistrements légaux oubliés depuis longtemps, une vidéo tournée faisant foi de preuve, cachée dans une chambre forte des films de la MGM et, le plus fantastique, Patricia Douglas elle-même", raconte ainsi Stenn dans Vanity Fair.
Cette dernière accepte de se confier au journaliste au sein de longs entretiens. Avec le témoignage de Douglas, ceux d’anciens témoins attestant de la manipulation exercée par le studio et les mensonges qui en découlèrent, David Stenn a pu remettre en lumière, près de 60 ans après les faits, ce qui était arrivé lors de cette terrible nuit du 05 mai 1937.
"Merci Messieurs"
Dans les années 30, la prestigieuse Metro-Goldwyn-Mayer est le Studio hollywoodien le plus puissant. La qualité de ses films est au rendez-vous et, économiquement également, sa domination sur les autres Studios, balayés par la Grande Dépression, est écrasante. En mai 1937, pour fêter sa meilleure année financière et remercier ses représentants commerciaux pour leurs chiffres, Louis B. Mayer, directeur du studio et producteur, décide que la convention annuelle leur étant dédiée sera cette année-là organisée en très grande pompe.
Le studio, qui avait jusqu'ici évité les scandales, mis à part la mort douteuse de Paul Bern (alors tout juste marié à Jean Harlow), veut en mettre plein la vue à ses champions du moment. Pour l’occasion, la MGM loue l’hôtel Ambassador, dans lequel se tient à l'époque la Cérémonie des Oscars, met en place pour eux un défilé d’honneur ou encore un déjeuner avec les stars du studio. A la fin de la Convention, une soirée privée, sur la thématique du Far West, est organisée à Culver City, dans l'enceinte des Studios Hal Roach, célèbre producteur de la MGM.
A cette occasion, un appel à casting est lancé pour un tournage et 120 danseuses professionnelles et d'autres filles ayant répondu à l'annonce sont recrutées. Patricia Douglas, alors âgée de 20 ans, fait partie du lot. Le jour J, les candidates sont maquillées, habillées en tenues western affriolantes puis emmenées dans une salle isolée où doit se dérouler le "tournage". Sur place, pas d'équipe de tournage. Mais, plus tard dans la soirée, arrivent les 282 commerciaux invités à la Convention, certains pontes de la MGM ainsi que quelques-uns des acteurs du studio pour ce qui sera non pas un tournage mais bien une soirée. "Ils n’ont jamais mentionné qu’il s’agirait d’une soirée", déclare Patricia Douglas à Stenn au moment de son enquête.
La soirée de l'horreur
Se déroulant dans un endroit reclus, cette soirée hors de prix (organisée pour 35 000 dollars à l’époque) voit l’alcool couler à flot. Comme la soirée leur a été vendue comme une "stag affair", c'est-à-dire une soirée de célibataires ou une soirée pour hommes, les membres de la Convention auraient alors pris les danseuses, habillées de manière provocantes, comme des "faveurs" spécialement là pour eux.
Au début, la soirée se serait relativement bien déroulée. Puis, vers 22h00, l’alcool aidant, les gestes et les paroles auraient dérapé. C'est ce que de nombreux témoins racontèrent ensuite à Stenn lors de ses recherches. Le journaliste a en effet pu récolter les témoignages de deux serveurs, Oscar Buddin et Henry Schulte, qui lui décrivent une soirée chaotique : "C'était la pire, la plus sauvage et la plus pourrie des soirées que j’ai pu voir. Le comportement des hommes était très brutal. Ils touchaient de leurs mains le corps des filles et tentaient de les forcer à boire de l’alcool", lui dira Schulte. De son côté, Ginger Wuatt, l’une des filles en question, raconte avoir demandé de l’aide à Wallace Beery, un acteur présent sur place. "Je suis fatiguée d’être malmenée", aurait-elle dit au comédien avant que ce dernier ne la fasse sortir du bâtiment et ne la défende par les poings.
A cette époque, Patricia Douglas, elle, n'a que 20 ans. Née en 1917 à Kansas City, ville du Missouri dans laquelle elle grandit avant de s’installer à Los Angeles avec sa mère, couturière, Douglas a un don pour la danse. Après avoir laissé tomber l'école à 14 ans, elle finit par apparaitre dans des productions hollywoodiennes, sans vraiment le chercher. A seulement 15 ans, on la voit ainsi, en tant qu'extra, danser dans deux films : la comédie So This is Africa (1933) et Chercheuses d'or de 1933 (1933). Elle se serait liée à l’époque avec plusieurs célébrités sans jamais céder aux affres d'Hollywood. Stenn la décrit d’ailleurs comme une “mascotte platonique” pour ces vedettes.
Lors de la soirée du 05 mai, Douglas aurait été approchée par David Ross, un commercial de 36 ans issu du bureau de Chicago. Ayant vu Douglas danser, il lui aurait demandé de lui enseigner le dernier pas de danse à la mode. Puis, Ross serait devenu plus entreprenant et Douglas se serait réfugiée dans les toilettes, ne sachant pas comment appréhender ce genre de comportement.
Ross l'aurait ensuite retrouvée et, ne supportant pas d'avoir été repoussé, l'aurait plaquée au sol et, aidé d’un autre homme, forcée à boire en lui pinçant le nez. Secouée, Douglas se serait échappée avant de vomir aux toilettes puis de sortir prendre l'air. Mais, Ross ne se serait pas arrêté là. Arrivé derrière elle, ce dernier lui aurait alors couvert la bouche, en lui chuchotant à l'oreille : “Fais un seul bruit, et tu ne respireras plus jamais”. L’homme l’aurait ensuite emmenée dans une voiture garée sur le parking pour la violer. Patricia ayant perdu connaissance, Ross l’aurait alors frappé en lui disant : "Coopère ! Je veux que tu sois éveillée."
A 11h30, Clement Soath, le gardien du parking, aurait entendu des cris et vu Patricia tituber devant lui avant de voir Ross s'enfuir, devenant alors un témoin crucial.
Patricia Douglas est alors accompagnée par l'un des agents de police présents à la soirée à l'hôpital de Culver City, non loin de la MGM. Sur place, Patricia est à nouveau malade. On lui fait alors prendre une douche froide avant même que le Dr. Edward Lindquist, co-propriétaire de l'établissement, ne vienne l'examiner. Ce dernier conclut qu'aucune agression sexuelle ne peut être prouvée sur la base de son examen. "Ce n'est pas une surprise s'il n'a rien trouvé. La douche avait éliminé toutes les preuves", racontera Douglas à Stenn.
Selon David Stenn, l'activité de cet hôpital dépendait largement de la MGM, le Dr Lindquist étant alors même leur référent. "Pour nous, il était le médecin de famille", confiera un employé du studio au journaliste. Pour Patricia Douglas, ce n’est que le début des dissimulations, des mensonges et autres petits arrangements entre amis, la puissante MGM ayant aussi des liens très étroits avec la police et la justice.
Le "non" de Patricia Douglas
A l’époque, ce genre d’affaires se dénoue en privé, à coup d’arrangements financiers ou de contrats négociés. Douglas, elle, décide de faire autrement. Par voie légale, elle, le petit David contre le grand Goliath, s'attaque à l'institution hollywoodienne dans une affaire de viol. Une véritable première. Elle porte alors plainte plusieurs fois et tente plusieurs actions en justice. Elle poursuit d'abord son agresseur, David Ross. Mais, dans son action, elle est à nouveau confrontée aux puissants alliés de la MGM, en premier lieu, Buron Fitts, le Procureur de l’époque et grand ami de Louis B. Mayer, qui ne fait rien pour faire avancer son affaire.
William J. F. Brown, l’avocat de Douglas, prend les choses en main et intime Fitts d'enquêter sur la plainte de sa cliente, auquel cas la presse serait informée de l'affaire. Le 04 juin 1937, il met sa menace à exécution dans le L.A. Examiner, dans lequel l'histoire de Patricia Douglas fait la Une. Pour autant, le mot "viol" n’apparait pas dans l’article ni même le nom du Studio incriminé. En revanche, la photo, le nom et l’adresse de Patricia sont publiés sans scrupules.
La campagne de dénigrement
Fatigués par celle qu’ils nomment leur "petite amie" dans leurs mémos privés, les influents de la MGM s'engagent alors à salir la réputation de Douglas et s'adjoignent les services de la Pinkerton Detective Agency. "Il y a aussi eu une campagne de diffamation. Le studio engagea Pinkerton pour interviewer des gens et les contraindre à mentir et à prétendre [que Patricia] était de mœurs légères et avait eu une maladie vénérienne. Parce que c’était la seule 'défense' qu’ils avaient : s’ils pouvaient prouver qu’elle était une Marie-couche-toi-là, alors elle ne pouvait pas avoir été violée. "Les salopes ne peuvent pas être violées", c’était l’état d’esprit de l’époque", explique David Stenn dans un entretien accordé au Hollywood Reporter en 2017.
Ainsi, diverses déclarations, enregistrées par le studio et diffamantes à l'encontre de Douglas, apparaissent ici et là. La soirée est alors décrite comme "joyeuse" et Douglas comme ayant bu tout du long. Un véritable mensonge puisque dans Vanity Fair, Stenn raconte ensuite que les détectives de Pinkerton ont bien déclaré à leur client que Douglas ne buvait jamais et était vierge avant son agression sexuelle.
Lors du procès, seules deux des danseuses présentes à la soirée acceptent ensuite de témoigner en faveur de Patricia Douglas. Le gardien du parking, Clement Soath, lui, indique ne pas avoir vu David Ross fuir la scène mais un homme beaucoup plus mince. Un mensonge sous serment, les enfants de Soath ayant plus tard confié à Stenn que ce "coup de pouce" lui avait valu un avancement au poste de chauffeur. Au final, David Ross n'est pas inculpé de viol.
Patricia Douglas choisit de ne pas s’arrêter là et, un mois plus tard, porte plainte à la Cour Supérieure de Los Angeles contre Ross, Eddie Mannix (le fixeur de la MGM) ou encore Hal Roach et demande $500,000 de réparation. Le moment est à nouveau venu de se protéger et de remercier les uns et les autres.
Dans des documents privés du studio auquel Stenn a eu accès, l’avocat des Studios Roach s’adresse à S. S. Van Keuren, le responsable de production : "Je viens d'avoir une autre conversation avec Bobby Tracy [un peu joueur et colporteur de rumeurs], l'une de nos stars témoin dans l'affaire Douglas. Il semble avoir vraiment besoin de travailler et a vraiment espoir que quelqu'un puisse appeler M. Mannix pour qu'il puisse obtenir quelques jours à la MGM. Il est vraiment impératif que nous gardions ces gens de bonne humeur et que nous leur donnions quelque travail que ce soit”.
Une autre lettre montre bien la nécessité de la MGM à devoir contrecarrer Douglas. Ecrite par le manitou de la presse, William Randolph Hearst, elle s’adresse à Louis B. Mayer en ces termes : "Eteins-nous ça, fais-la arrêter. Est-ce que tu réalises à quel point tout cela est néfaste pour l’industrie du film toute entière ?"
Cette nouvelle poursuite en justice n’aboutit pas. Tout comme la toute dernière plainte pour viol que Douglas enregistrera devant la cour de district des Etats-Unis (qui devenait alors pour la première fois une affaire fédérale), à laquelle son propre avocat ne daignera pas se montrer.
80 ans avant #MeToo
Lorsque David Stenn retrouve Patricia Douglas, elle vit à Los Angeles. Professionnellement et personnellement détruite. “Cela a ruiné ma vie. Cela a totalement ruiné ma vie. Cela m'a enlevé toute ma confiance en moi". Jusqu'à ce qu'elle se confie au journaliste, Douglas dit n'avoir jamais confié quoi que ce soit de ce passé à sa famille.
“Je suis passée du statut de Miss innocence à celui de trainée. Je l'ai fait pour m’avilir. Je ne valais rien, j'étais une femme déchue", confiera-t-elle à Stenn. En cinq ans, Douglas s'est mariée trois fois avant de renoncer aux hommes et au sexe à 37 ans : "Je n'ai jamais été amoureuse. Et je n'ai jamais eu d'orgasme. J'étais frigide (…) Avant que vous me trouviez, j'étais prête à mourir. J'achetais moins à manger. Je ne prévoyais pas de rester encore très longtemps dans les parages. Maintenant, je ne veux plus partir. Maintenant, j'ai quelque chose pour lequel vivre. Et pour la première fois, je suis fière de moi".
Patricia Douglas est décédée le 11 novembre 2003, à 86 ans, seulement quelques mois après la publication de l'enquête de David Stenn.
Bien avant le mouvement #MeToo, qui a bouleversé Hollywood l’an passé, elle aura été la première à se lever publiquement pour dire ce qui lui était arrivé, afin que les coupables soient punis et ne puissent pas recommencer. Comme on le sait, ce n’est pas ce qui s’est produit. Il aura malheureusement fallu attendre encore 80 ans avant que la parole ne se libère véritablement sur les comportements odieux et les agressions sexuelles, acceptés et dissimulés, dont certains puissants du monde du cinéma seraient coupables.
Interrogé par Yahoo Entertainment sur ce sujet en 2017, Stenn avait alors déclaré : "Je pense qu'elle ne serait pas surprise des allégations [qui sortent aujourd'hui] et je crois qu'elle resterait modeste devant l'appellation "pionnière". Je ne pense pas qu’elle se soit jamais vue comme quelqu'un de spéciale ou d'unique. Même si elle était les deux."