Lorsque l'on couvre le Festival de Cannes, il faut s'attendre à découvrir toute sorte de films, venus d'horizons et de genres différents. C'est ce qui fait la richesse des sélections diverses et ce qui aiguise également la curiosité des cinéphiles que nous sommes.
Outre les places parfois difficiles à obtenir sur la billetterie en ligne, selon la couleur de nos accréditations, il y a parfois un autre élément à prendre en compte pour faire rentrer les projections dans nos plannings chargés de journalistes : la durée.
Toutes les éditions de Festival de Cannes comptent son nombre de films longs et la 76ème édition du Festival de Cannes ne fait pas exception. On vous raconte nos expériences sur les quatre longs métrages les plus longs de cette édition 2023.
Occupied City : 4h06
Présenté en Séance Spéciale, Occupied City est basé sur l'ouvrage Atlas Of An Occupied City, Amsterdam 1940-1945 de Bianca Stigter. Autant dire que le sujet de ce documentaire de 4h06 allait être lourd. Ce projet ambitieux est signé Steve McQueen, réalisateur britannique acclamé pour ses films 12 Years A Slave et Shame, entre autres.
Occupied City propose un portrait croisé de deux époques d'Amsterdam : l'une en image sur les années récentes, marquées par la pandémie et les mouvements sociaux ; l'autre racontée en voix-off sur la période de l’occupation nazie qui continue de hanter la capitale néerlandaise, ville d’adoption du réalisateur.
Au cinéma : ce documentaire du réalisateur de 12 Years a Slave est une expérience inoubliableCet exercice de style et cette réflexion époustouflante sur le devoir de mémoire mérite le coup d’œil mais il fallait se préparer à passer 4 heures en salle. Lors de la toute première projection du film, Steve McQueen avait même indiqué au public le chemin des WC en plaisantant.
Je me suis rendue à la seconde projection en salle Buñuel, au Palais des Festivals, à 8h30. La séance n'était pas complète mais il y avait tout de même du monde. Jusqu'aux premiers départs au bout de seulement vingt minutes de film. Les deux premières heures passent, durant lesquelles quelques autres personnes étaient parties, jusqu'à un entracte salvateur de quinze minutes pour la fameuse pause toilettes dont parlait Steve McQueen.
C'est alors qu'une femme me demande ce que je fais après et si je comptais revenir, comme si je partais de soirée. Sauf que je me suis levée tôt et que je comptais bien aller au bout de l'expérience. D'autant plus que j'apprécie vraiment le film, même si j'ai piqué deux-trois fois du nez. Bonne nouvelle, je retrouve cette femme après l'entracte, elle tient bon, elle aussi.
On ne pouvait pas en dire autant de ceux qui ont profité de l'entracte pour s'éclipser. Pour les plus téméraires qui m'entouraient, certains sont tombés comme des mouches dans les limbes et quelques respirations fortes se sont fait entendre. Ça roupillait fort jusqu'à la fin du documentaire, malgré une deuxième partie plus rythmée, avec un regain dans les séquences musicales et vivantes, qui m'ont aidée à rester éveillée et à profiter de ce documentaire bouleversant. Malin, Steve McQueen.
Jeunesse : 3h32
Jeunesse, le nouveau film de Wang Bing, est l'un des deux documentaires présentés en Compétition au Festival de Cannes cette année (avec Les Filles d'Olfa). C'est également la première fois que le réalisateur chinois concourt à la Palme d'or, tout en ayant un autre film, Man in Black, présenté en Séance spéciale.
Pour Jeunesse, le maître de l'observation a posé ses caméras à Zhili, la capitale chinoise du vêtement, à 150 km de Shanghai. Pendant cinq ans, le cinéaste a filmé la jeunesse rurale du fleuve Yangtze venue travailler dans cette plaque tournante de travailleurs exploités qui sont pourtant emplis d'espoir.
Même s'il est impliqué dans un travail intense et précaire, le groupe filmé par Wang Bing garde son âme d'enfant (ils ont entre 17 et 21 ans) et profitent de leurs pauses et moments de vie quotidienne ensemble, dans leurs dortoirs, comme une sorte de colonie de vacances.
Ils travaillent sans relâche pour pouvoir un jour élever un enfant, s’acheter une maison ou monter leur propre atelier. Entre eux, les amitiés et les liaisons amoureuses se nouent et se dénouent au gré des saisons, des faillites et des pressions familiales.
Encore une projection à 8h30 avec les yeux qui piquent, cette fois dans la salle Agnès Varda, théâtre des séances de reprise. Et bonne surprise, la projection est complète avec un public très hétérogène, fait de jeunes spectateurs et de cinéphiles plus vieux et rodés à l'exercice. Et le documentaire de Wang Bing, dont je ne connaissais pas l’œuvre mais qui m'a passionnée, a su capter l'attention de son public puisque très peu de départs en cours de projection sont à noter.
Seules les vessies des uns et des autres ont été un obstacle durant les 3h32 de film puisqu'il y a eu pas mal d'aller et retour aux toilettes. Un petit parcours du combattant puisqu'il faut ressortir de la salle et aller dans un autre bâtiment au sous-sol, et ce sous une pluie battante ce jour-là. Mais cela n'a pas altéré l'expérience cinématographique proposée par Wang Bing.
Killers of the Flower Moon : 3h26
C'était l'un des évènements incontournables de cette 76ème édition du Festival de Cannes : la projection en avant-première de Killers of the Flower Moon, le nouveau film de Martin Scorsese. Le cinéaste de 80 ans s'est lancé corps et âme dans la conception de son western réunissant Leonardo DiCaprio et Robert De Niro aux côtés de Lily Gladstone, révélation du long-métrage.
Dans cette fresque familiale, mêlant violence, humour, politique et tendresse, Martin Scorsese met en lumière une part sombre de l'Histoire américaine. Au début du XXème siècle, le pétrole a apporté la fortune au peuple Osage qui, du jour au lendemain, est devenu l’un des plus riches du monde. La richesse de ces Amérindiens attire aussitôt la convoitise de Blancs peu recommandables qui intriguent, soutirent et volent autant d’argent Osage que possible avant de recourir au meurtre…
Le meilleur film de Martin Scorsese ? On a vu Killers of the Flower Moon à CannesCette histoire tirée de faits réels et inspiré du livre de David Grann, publié en 2017, est également l’une des premières affaires criminelles que traite le FBI. Et le maître Scorsese a encore prouvé - même s'il n'a plus besoin de le faire - toute l'étendue de son talent puisque les applaudissements étaient chaleureux après les 3h26 de projection, dans la salle Debussy, généralement réservée aux projections de presse et dans laquelle j'étais.
Même si l'accueil a été encore plus fort dans le Grand Théâtre Lumière pour la projection officielle où Martin Scorsese, Leonardo DiCaprio, Robert De Niro et Lily Gladstone ont été émus aux larmes.
Il faut savoir que les places étaient chères pour la projection de Killers of the Flower Moon, surtout à la projection presse de la salle Debussy, pour laquelle il y avait une queue impressionnante une heure avant le début de la séance. Évidemment, certains ont grugé pour espérer gagner quelques places, mais c'est surtout dans la salle que la guerre a été déclarée.
On laisse son sac à une place pour marquer son territoire, on crie et on fait des grands gestes à un consœur ou une confrère pour se retrouver ou on garde une rangée entière pour les amis. Il fallait être stratégique pour bien se placer et profiter du grand spectacle. Je me suis retrouvée en orchestre en me laissant porter par la foule et j'étais bien contente de cette place de choix. À peine installée, il a fallu aux organisateurs calmer un peu les esprits pour commencer la projection. Une expérience intéressante qui rappelle la chance de voir ce film aussi longtemps avant sa sortie officielle.
Les Herbes sèches : 3h17
La durée d'un vol direct entre Paris et Istanbul est de 3h25. Soit à peu près le temps que le réalisateur turc Nuri Bilge Ceylan nous fait passer dans son pays grâce à ses trois derniers films, qui dépassent tous les trois heures. Et notamment Les Herbes sèches, qui bat d'une petite minute le record jusqu'ici détenu par Winter Sleep et ses 3h16 au compteur.
Est-ce parce qu'il a remporté une Palme d'Or avec ce dernier en 2014, et donc pour une question de superstition, que le cinéaste refuse depuis de descendre sous la barre des 180 minutes ? Peut-être. Car depuis près d'une décennie (voire plus si l'on prend en compte les 2h37 d'Il était une fois en Anatolie), c'est long Ceylan. Mais c'est beau.
Ce vendredi 19 mai, lorsqu'a lieu la projection officielle du long métrage en plein après-midi, la pluie s'invite sur le tapis rouge qu'elle imbibe joyeusement. Après une bonne demi-heure passée au milieu de parapluies, j'arrive enfin dans la salle en même temps que l'équipe du film, sous des applaudissements que je ne méritais pas tant que cela, mais soit. Et à cause de la météo, il n'y bien que les herbes du titres qui sont sèches dans le Grand Théâtre Lumière.
Mais on l'oublie vite devant la beauté des plans conçus par Nuri Bilge Ceylan. Et notamment le premier, sous la neige. Comme souvent chez le réalisateur, les cadres sont fixes et c'est à l'intérieur que le mouvement se fait, lors des longues discussions que les personnages ont entre eux, dans cette histoire d'un professeur qui désespère de quitter sont petit village mais reprend espoir le jour où il rencontre une consoeur.
On sent le temps passer, certes, mais Les Herbes sèches n'ennuie pas. Il y a bien eu deux ou trois départs en pleine projection, mais c'est peu (peut-être parce que nous étions à l'orchestre du Grand Théâtre Lumière, donc près de l'équipe du film. Ou que j'étais dans le coin des personnes respectueuses). Le sommeil, en revanche, a un peu plus frappé. Notamment ma voisine, qui a raté une bonne partie de la dernière heure. Et cet homme qui s'est redressé sur son fauteuil et s'est frotté les yeux, comme pour résister... avant de sombrer cinq minutes plus tard.
La principale épreuve est en revanche pour les vessies. Grâce à deux longues scènes qui se déroulent autour d'une source, avec un bruit d'écoulement d'eau en guise de toile de fond sonore du dialogue entre les deux personnages. Nuri Bilge Ceylan savait-il que ces séquences allaient être aussi difficiles à suivre pour quelques spectateurs ? Surtout que, malgré la durée, il n'est pas simple de trouver un moment pour s'éclipser lorsque l'on est pris dans le rythme, lent, mais étrangement captivant (et surprenant lorsqu'une scène rompt avec le réel). Et ça c'est beau.
Malgré leurs très longues durées, ces films sont très loin du record du Festival de Cannes, toujours détenu depuis 2007 (et sans doute encore pour longtemps) par le documentaire The War, sur la Seconde Guerre Mondiale, qui affichait… 14 heures eu compteur.
Du côté de la Compétition, la palme est toujours détenue par Sibériade d'Andreï Konchalovsky (Grand Prix en 1979) et ses 4h30, devant les 4h10 du Molière d'Ariane Mnouchkine.