De quoi ça parle ?
Rama, jeune romancière, assiste au procès de Laurence Coly à la cour d’assises de Saint-Omer. Cette dernière est accusée d’avoir tué sa fille de quinze mois en l’abandonnant à la marée montante sur une plage du nord de la France. Mais au cours du procès, la parole de l’accusée, l’écoute des témoignages font vaciller les certitudes de Rama et interrogent notre jugement.
Saint Omer, sorti ce mercredi 23 novembre au cinéma, et précédé d'un très bon bouche à oreille (en lice pour les Oscars 2023 pour la France, et doublement primé au Festival de Venise). Il s'agit de la première œuvre de fiction de sa réalisatrice Alice Diop, qui s'était jusqu'à présent illustré dans le documentaire (César du court métrage documentaire pour Vers la tendresse).
Pour son premier long métrage de fiction, la cinéaste s'est tournée vers une dramatique histoire vraie, qui avait suscité une couverture médiatique assez importante au moment des faits en 2013, puis du procès en 2016. Il s'agit de l'affaire Fabienne Kabou, accusée d'un infanticide sur une plage à Berck.
Dans le dossier de presse du film et dans notre podcast ci-dessous, la réalisatrice explique avoir eu l'impulsion du film en voyant une photo de ce tragique fait divers, puis tout le déroulé du projet du film s'est progressivement mis en place.
Cette photo, c'est celle d'une femme noire, captée par une caméra de surveillance. "Deux jours avant, un bébé avait été retrouvé à Berck-sur-Mer, charrié par les vagues, à six heures du matin. Personne ne savait qui était cet enfant, les enquêteurs penchaient à l’origine pour une embarcation de migrants qui aurait dérivé."
Commence alors une obsession pour cette femme
Et d'ajouter : "Mais très vite, ils avaient retrouvé une poussette cachée dans un fourré à Berck-sur-Mer, et de là, en étudiant les caméras de surveillance, ils étaient remontés à cette femme noire avec un bébé métisse. Moi je la regarde et je sais qu’elle est sénégalaise, je sais qu’elle a le même âge que moi, je la connais tellement que je me reconnais. Commence alors une obsession pour cette femme. Je n’en parle à personne, mais je suis l’enquête quasiment heure par heure, puisque tous les journaux parlent de ce bébé.
Quelques jours après, on apprend qu’il s’agit bien d’une femme sénégalaise, Fabienne Kabou, et qu’elle a tué son bébé en le déposant à marée haute sur la plage. Elle vient d’avouer, j’écoute son avocate, et très rapidement la question de la sorcellerie arrive. J’apprends qu’elle est doctorante, que c’est une intellectuelle, les premiers commentaires des journalistes soulignent son QI exceptionnel de 150, pourtant elle justifie son geste en parlant d’un maraboutage par ses tantes au Sénégal… Pour moi, quelque chose ne colle pas. Je me demande pourquoi tout le monde insiste sur le fait qu’elle parle extrêmement bien, après tout elle parle comme une universitaire…
Dès les premiers mots qui tentent de faire son récit, j’entends tout un impensé, se mettent en place une mécanique connue, une somme de projections de la presse et des médias sur cette femme. Le procès a lieu en juin 2016, et je décide d’y aller. Je n’en parle à personne. Je ne m’explique pas cet acte fou qui consiste à aller au procès d’une femme qui a tué son bébé métisse de quinze mois, alors même que je suis également la jeune mère d’un enfant métisse.
J’en parle quand même à mes producteurs, qui ont, eux, l’intuition qu’un film se cherche
J’en parle quand même à mes producteurs, qui ont, eux, l’intuition qu’un film se cherche. Je débarque à Saint-Omer, une ville du Nord complètement dévastée, où seule les affiches de campagne de Marine Le Pen ne sont pas déchirées. Comme le personnage de Rama au début du film, je traverse la ville de la gare jusqu’à l’hôtel. En marchant je sens des regards sur moi, des gens à la fenêtre me dévisagent, des gens dans la rue se détournent, ma valise fait un bruit énorme sur les pavés. Je me sens en danger parce qu’en voyant quel type de blancs me regardent, je comprends que je suis le miroir de leur déclassement. Je suis une femme noire, habillée comme une parisienne, qui traîne une valise, et qui est là, dans cette ville dévastée, exposée à ces blancs déclassés…
Cette image de thriller ou de film d’angoisse est quelque part dans le film. En tout cas j’ai travaillé à partir de cette première sensation. Dans la chambre d’hôtel je commence à penser à cette femme et là, je sens la présence de Fabienne Kabou qui hante la chambre. Je suis face à mon point limite, à une part de moi-même qui me fait peur : mon obsession inavouable pour cette histoire… Ce qui a rendu aussi le film très concret, c’est que j’ai été obsédée par le rituel documentaire de la justice. Le dernier jour du procès, je me suis rendu compte que cette petite fille avait été nommée. Plus que nommée, sa plainte avait été déposée quelque part, elle avait été vue…"
Je ne supportais pas la manière dont Fabienne Kabou était commentée dans un certain nombre de médias
Alice Diop n'a en aucun cas chercher à faire une adaptation pure et simple de ce fait divers, mais avait plutôt l'idée d'y apporter sa subjectivité et sa sensibilité. "Dans Saint Omer le fait divers est, consommé, digéré, recraché à travers le prisme de mon histoire intime et de ce projet politique qui consiste à raccrocher les histoires de ces femmes à la mythologie qui ne leur a jamais été offerte, à la tragédie qui vient révéler quelque chose de nous-mêmes, de moi et du spectateur. Bien sûr tout ça provient d’une histoire vraie, d’une matière documentaire, mais ce que permet la fiction c’est d’en faire quelque chose qui n’a plus à voir avec l’histoire d’une seule d’une femme, mais avec notre histoire à toutes.
Alice Diop voulait ainsi apporter un autre regard sur la couverture médiatique donnée à ce tragique récit : "Je ne supportais pas la manière dont Fabienne Kabou était commentée dans un certain nombre de médias, je sentais une volonté d’en faire une figure de victime, de donner à son geste une explication simpliste, presque folklorique : le maraboutage, ce qui atténuait toute sa violence, tout son feu, toute sa colère, toute sa révolte, toute sa laideur.
Pour moi c’est une puissante Médée, et pas la pauvre immigrée bafouée. Ce récit-là ne lui restitue pas sa puissance, y compris ce qu’elle a de plus obscur et violent, que je ne juge pas, mais que je voulais lui rendre. Pour moi, la justesse et la justice c’est de lui rendre — et de nous rendre — notre complexité. J’ai rarement vu filmée, écrite, racontée la complexité d’une femme noire. On est toujours lissées dans un regard bien-pensant, enfermées dans le regard de ceux qui ont le droit de faire à notre place notre propre récit."
Alice Diop a pris le parti de modifier les noms et d'y ajouter donc ce personnage de Rama, la romancière qui se rend au procès, qui est en quelque sorte une forme d'alter ego d'Alice Diop, mais là aussi, fictionnée, pour les besoins du film.
"C’est l’histoire de Rama qui permet de faire cela, dans l’identification qu’elle permet au spectateur. Sans elle, sans ce personnage fictif, cela n’aurait été que le récit d’un fait divers banal et tragique et le film pas mieux qu’une version cinématographique de Faites entrer l’accusé."
Pour mémoire, Fabienne Kabou est passée devant la cour d'assises de Saint-Omer pour assassinat sur mineurs de moins 15 ans, en 2016. Elle a d'abord été condamnée à 20 ans de réclusion criminelle. Après appel, elle a obtenu, jugeant le verdict trop sévère, une réduction de peine accordée à 15 ans de prison.
Notre interview en podcast avec la réalisatrice Alice Diop :
Saint Omer d'Alice Diop est à l'affiche depuis mercredi 23 novembre.