Ce qui frappe lors de la vision du Voyage à Tokyo, c'est la douceur, la justesse et la maîtrise de la mise en scène. Yasujirō Ozu refuse manifestement tout spectaculaire, tout pathos au profit d'une grande pudeur (
le déclin de la santé de la mère, de même qua sa mort reste hors champ
). Cette économie de moyens, d'effets permet la captation du moindre détail des plans. Ozu, pourtant très conservateur (il a ressenti des difficultés pour se détacher du muet) donne un film à la fois très moderne (dont le propos reste d'actualité) et très classique (les traces du muet sont ici très présentes). En effet, les visages des acteurs (tous géniaux, dont la très belle Setsuko Hara) rayonnent d'un curieux rictus expressionniste, vestige du cinéma muet, qui trouble le spectateur. Ozu aime les plans fixes et larges (les personnages vus de loin, de profil). Ces plans permettent de sur ajouter la solitude de ces acteurs dans un paysage japonais loin des clichés connus. Certaines scènes sont dignes des plus grands chefs d'oeuvre (beau plan du vieux couple sur la digue dont la démarche de la vieille traduit la fin d'un monde, moment où cette dernière verse une larme sur le veuvage subi par leur belle fille). Plus que des enfants égoïstes n'aimant pas leurs parents, Ozu montre plutôt que la jeunesse est prise dans l'évolution technologique d'une société qui veut devenir compétitive (tout le monde se dit déborder (ce qui est plus ou moins vrai), gagner une guerre économique après l'humiliation d'une défaite de ses soldats. Ceci est très visible lors de l'arrivée conjointe des informations par télégramme ou par téléphone où la technologie de l'époque prend le pas sur l'aspect humain (un fils arrive après la mort de sa mère). "Nous ne savons pas dans quel quartier nous sommes!" "Un fils mort nous rend triste, un fils vivant s'éloigne de nous" dit le père. C'est toute la problématique du Japon d'après guerre semble t-il, la perte et destructuration de la cellule familiale, l'expansion industrielle au détriment de l'humain (davantage que le simple égoïsme des enfants envers leurs parents). Si Voyage à Tokyo est dominé par des plans d'intérieur, les rares scènes de paysage ou de Tokyo et de sa banlieue nous interpellent aussi. Nous voyons des immeubles en construction, des usines crachant leurs fumées... Un monde se construit, celui de la famille s'affaiblit, l'indifférence guette (la scène où le couple ne peut dormir, gêné par les bruits festifs de jeunes, pourtant dans une cure thermale!). Les deux vieux ne sont plus que des fantômes. Finalement, le personnage de la belle fille est le plus important ; il fait le lieu entre la structure familiale et la société moderne. Seule reliquat de leurs fils mort, elle est la plus respectueuse des personnages. Malgré une copie de mauvaise qualité et la (relative) lenteur du film, Voyage à Tokyo est un film émouvant, d'une grande richesse formelle, un quasi chef d'oeuvre tout simplement d'une simplicité inversement proportionnelle à son propos sociologique.