Muni du scénario qu’il a co-écrit avec Paul Gégauff à partir du roman de Nicholas Blake, on devine par le titre (qui trouve son origine dans une inspiration tirée du chapitre 3 verset 19 de l’Eclésiaste) que Claude Chabrol ne va pas faire dans la dentelle. Du moins, on le soupçonne fortement. Avouez que le titre est fort, quand même ! "Que la bête meure"... Wouaouh ! Tout commence sur une belle alternance de séquences. D’un côté, un gamin en pleine partie de pêche et qui ne tarde pas à prendre le chemin du retour. De l’autre, une Mustang arpente sportivement les routes bretonnes (on reconnait la région par l’architecture typique des habitations). Par cette alternance, on sait que les chemins vont se croiser de façon tragique, et c’est effectivement le cas, dans un village étrangement sans âme qui vive apparente au moment du drame. Cela nous amène quand même à une parole qui cueille le spectateur à froid, encore sous le choc de ce qu’il vient de voir alors qu’il s’attendait à cet accident : « Je vais tuer un homme. Je ne connais ni son nom ni son adresse, mais je vais le trouver et le tuer ». Une réplique forte, n’est-ce pas ? Limite si elle ne donne pas le frisson, bien qu’elle ne se révèle pas en soi franchement surprenante compte tenu des circonstances. Mais comme elle fait écho au titre du film ! Ainsi les bases sont posées pour une chasse à l’homme. Après tout, qu’est-ce que ce père a à perdre ? Il a déjà tout perdu. Il ne lui reste plus rien. Y compris le sourire. Même les larmes se sont taries par une colère brûlante, ce feu ardent qu’il attise par le visionnage des souvenirs de famille tournés en super 8. Un peu comme s’il voulait réduire à néant les chances d’une éventuelle faiblesse quant à son possible futur double rôle de juge et bourreau. Un peu comme s’il voulait imprimer à jamais dans son ADN cette quête en intégrant la notion de patience éternelle. Après tout, la vengeance est un plat qui se mange froid, voire glacé. Car non seulement il expose en voix off la façon dont il s’y prendra, mais en plus il le consigne dans un carnet devenu précieux : il compte prendre son temps, animé par la volonté de faire plus mal encore qu’à lui-même. Evidemment, il parvient à retrouver la piste du criminel. Ben oui, sinon, il n’y aurait pas eu de film. Ou s’il y avait eu quand même, nul doute que le titre aurait été différent. C’est alors que Jean Yanne arrive sur le devant de la scène, pour finalement ne quasiment plus le quitter. Muni de sa gueule de type louche, il est parfait dans la peau de cet homme odieux. Pourtant il apparaît comme quelqu’un de jovial, d’avenant, prêt à vous accueillir dans sa famille. C’est souvent le lot des personnes inquiétantes, donnant ainsi raison au proverbe stipulant que l’habit ne fait pas le moine , ou encore qu'il ne faut pas se fier aux apparences. Ainsi, Jean Yanne, semble-t-il bien décidé à donner le meilleur de lui-même pour lancer définitivement une carrière de grandes interprétations démarrée sous la direction de Godard ("Week-end"), est tellement parfait en personnage odieux, en être abject, qu’il incarne le portrait craché de la parfaite caricature de l’homme parfaitement détestable. Autant le dire, il vole la vedette à Michel Duchaussoy, qui obtient là son second premier rôle. Aussi, quand on parle de "Que la bête meure », on retient plus de la performance de Jean Yanne que de celle de Michel Duchaussoy. Et ce n’est que justice tant sa prestation est des plus éblouissantes ! Mais le grand paradoxe est que cette justice entraîne une injustice. Il est anormal qu’on ne parle pas de Michel Duchaussoy à propos de ce long métrage. Simplement parce qu’il retranscrit parfaitement ce père meurtri jusqu’au plus profond ce son âme. Grâce à lui, et par la confrontation qu’il aura avec sa proie, naît une certaine réflexion morale sur la légitimité de la vengeance, établie sous un long et implacable processus de poursuite, de jugement , de condamnation et application de la peine.
Malgré la douleur, malgré la colère, l’homme parait froid. Précis. Méticuleux. Animé par une seule et unique obsession. On se surprend même à le soutenir, d’autant que l’autre est parfaitement détestable. Oui ! Que la bête meure !! On le soutient tellement qu’on râle après lui d’avoir laissé traîner des indices. C’est justement ce qui rend son plan plus machiavélique encore, rendant la définition de ce père plus précise encore par ce flic qui se révèle être un excellent profiler. Charles veut venger son fils mais pas n’importe comment. Il veut le faire au grand jour et veut le faire savoir. Et tant pis ce qu’il advient de lui. Après tout, il n’a plus rien à perdre. C’est ce qui rend une réplique plus puissante encore qu’elle ne l’est à la base. A propos du bateau, souvenez-vous : « vous risquez 10 fois plus en… en traversant la rue… ». Quand on connait la psychologie du personnage, elle est magnifique non ? Magnifique de menace qui pèse telle l’épée de Damoclès, magnifique dans cette volonté d’apeurer la bête immonde qu’est Paul.
Le face à face entre les deux hommes est certes complexe mais ne manque pas de férocité. Un modèle du genre, même cinquante ans après. Cependant ce très beau résultat n’est pas à mettre seulement au profit des deux acteurs. Non, Claude Chabrol a dirigé tout ça de main de maître, menant le sujet comme s’il connaissait parfaitement la psychologie humaine. Il en ressort une ambiance amplement maîtrisée, tendue à souhait. La musique de Pierre Jansen y est aussi pour quelque chose.
"Que la bête meure" est encore aujourd’hui l’une des œuvres majeures de Claude Chabrol, et le restera sans aucun doute à jamais, d'autant qu'il a su aménager des coups de théâtre en fin de film. Ça me fait bizarre de l’admettre, moi qui en général n’aime pas le cinéma de Chabrol.