Quand on est tombé jeune dans l’addiction aux films viscontiens, le sevrage peut se révéler problématique. Il en va ainsi pour ce Rocco d’une veine réaliste n’a rien à voir avec la splendeur aristocratique des Guépard et autres Senso.
La version rénovée en 2015 comporte des scènes censurées à l’époque de sa sortie en salle. Outre sa "bellezza" retrouvée, l’œuvre acquière une nouvelle jeunesse, car ce que l’on n’osait pas montrer il y a cinquante ans est devenu banal et acquiert de fait une certaine modernité.
Visconti ne sait pas faire dans la demi-mesure : quand il prend un sujet, c’est pour l’envahir complètement. Cette fois-ci, nous fait partager la violence des sentiments contradictoires que vivent dans leurs tripes les cinq frères de cette fratrie terrienne et sous-prolétaire venue du sud se confronter à la vie ouvrière citadine. Un choc frontal de règles, de mœurs, une lutte pour la survie dans un monde opposé à celui de leur jeunesse.
Dans cette description méticuleuse, Visconti prend le temps de camper chacun des personnages et découpe le film en chapitres portant le prénom de chaque frère. Trois acteurs font vivre avec conviction les contradictions de leurs personnages et leurs fêlures profondes. Alain Delon - en Rocco fragile et sensible-, Renato Salvatori, bravache et sanguin, et l’excellente Annie Girardot, comme on l’a rarement vu au cinéma. Cassée dans sa jeunesse, elle fait le trottoir, faussement gaie et légère, affole les males de la fratrie et se retrouve entrainée dans un tourbillon infernal qui l’aspirera définitivement.
Les terrone* , émigrants de la région de Matara, région paumée du sud de l'Italie, ont fui la faim et l’esclavage, mais songent avec douleur à leur soleil perdu dans les brouillards lombards et gardent la nostalgie de la terre nourricière. La mère, volubile et courageuse, veut sortir sa nichée de la misère, mais infantilise ses fils à force de trop les protéger.
Scorsese (Les affranchis) et Coppola (Le parrain) sauront plus tard continuer le portrait de ces "Mama" envahissantes, aimantes et indulgentes pour leurs enfants, même si ceux-ci sont d’intraitables parrains mafieux. Dans ce cas, l’espoir de s’en sortir s’appelle la boxe, pour ne pas aller pointer dans les ateliers de l’Alfa Roméo ! Pour gagner, il faut cogner plus fort, et quoi de mieux que de se défouler des brimades du frère plus âgé qui vous brise la vie, piétine votre amour naissant. Un duel fratricide dans la vie, autour de la table comme sur le ring, pour conquérir la même femme, de petite vertu certes mais élégante et portant des bas de soie.
La photographie en noir et blanc sied bien au Milan brumeux de cette époque, du travail à la chaine, des logements sociaux construits à la hâte, de la reconstruction d’un pays défait.
Sous nos yeux, Visconti nous a fait partager, avec la maestria qui lui est propre, les affres d’un monde qui change à nouveau mais ne voudrait pas perdre ses racines. Quand la mère étouffe, le mâle est profond.
*terrone: cul-terreux, surnom péjoratif désignant les gens du sud
Janvier 2016