Rocco et ses frères est une fresque signé Luchino Visconti. Le film réunit différentes inspirations: littératures russes, italiennes, et j'y retrouve aussi comme chez Camus l'importance du thème de l'exil. Le titre du film aurait presque pu être celui du recueil de nouvelles de Camus "l'exil et le royaume" tant le souvenir du Sud de l'Italie joue un rôle important: il définit d'emblée le ton sombre de l’œuvre: qu'il réussissent ou non, les frères (surtout Rocco et Simone) restent marqués par le cruel souvenir d'avoir été chassés du paradis. Camus disait que la vraie pauvreté n'était pas de vivre sans argent sous le soleil, mais de vivre loin du soleil. Rocco est un personnage qui est hanté par le regret de sa terre natale, et qui sait qu'il a échoué, qui ne cherche même pas à réussir dans le Nord. Il prononce ainsi un discours mélancolique au sommet même de sa gloire.
Les personnages de Rocco et Simone sont très bien écrit, dans la scène où ils se battent, la caméra s'éloigne et enchaîne les plans larges pour marquer la distance irrémédiable qui se crée entre eux, on voit Simone constamment rattraper Rocco et celui s'enfuir à nouveau. Séparés, ils se rapprochent, proches ils se battent. Mais les deux personnages sont surpassés par Nadia. Visconti offre à Girardot un des plus beaux rôles féminins et elle se montre à la hauteur. Une femme que tout le monde maltraite et qui finit entre deux hommes: un qui la bat et l'autre qui la trahit en lui préférant sa famille.
Elle finit par accepter la mort et elle lui ouvre les bras. Il y a quelque chose de terrible et qui serre le cœur à l'agonie dans le portrait de cette femme qui ne peut conquérir sa liberté que dans la mort, qui dans une société qui lui a tout pris ne peut choisir que de mourir ou de renoncer. Mais la cruauté de Visconti atteint son paroxysme quant après avoir feint de rendre sa dignité et sa gradeur à Nadia dans le choix de mourir, il lui fait soudain regretter ce choix et c'est ainsi qu'elle implore son meurtrier. De toutes les scènes de meurtre dans l'histoire du cinéma, c'est l'une des plus belles, des plus révoltantes et des plus dignes qui suffit à elle seule à hisser le film parmi les chefs d’œuvre du cinéma italien et mondial.
Le film a de nombreuses autres grandes scènes:
les adieux de Rocco et Nadia, leur discussion dans un café, le discours final du frère à l'usine...
Avec trois grandes figures tragiques, la femme qui perd tout, l'homme qui veut faire le bien mais dont toutes les actions mènent au pire, et l'homme qui a échoué, que la société a vaincu et qui décide de se venger, Visconti signe une tragédie poignante sur la famille, l'amour, la réussite, l'exil, la place des femmes dans la société, les inégalités économiques, la violence de la société et de l'homme, et l'histoire qui ne sauvera jamais les hommes d'eux-même.
Le film ne se veut pas d'une noirceur implacable et Visconti montre également la réussite de certains des frères. Il alterne les scènes dramatiques avec les scènes légères: la première ressemble ainsi à une comédie sociale, mais par fulgurance le drame s'immisce, et d'abord pour des raisons économiques: ainsi au milieu d'une scène comique où Simone rend visite à son frère au travail, il vole une chemise... Progressivement la légèreté disparait mais jamais totalement et elle revient avec violence quand tous les voisins sont invités à célébrer la réussite de Rocco, pour mieux introduire la catharsis finale, le cri du cœur, et l’étreinte fraternelle.
Je pensais avoir vu le meilleur de Visconti avec le Guépard, j'ai été détrompé.