Le cinéma français est un art bourgeois confectionné par des bourgeois (comptez les auteurs de petite extraction sociale dans le métier) qui ne traite que de sujets bourgeois, jamais dérangeants pour le patronat et les dirigeants qui le contrôlent. Point de cinéma ouvrier (ou si peu) en tout cas un cinéma qui met en cause des gens au travail, dont le sujet serait le travail, ses conséquences sur l'homme, le rapport avec la hiérarchie, la contrainte, la peur du chef, l'aliénation.
Il ne s'agit pas exactement de ça dans 100 000 dollars au soleil, pourtant ce film a la vertu de nous décrire l'univers du travail avec ce qu'il comporte de sueur et de douleur, assez proche de La bête humaine de Renoir particulièrement dans le rapport qu'entretient Lino Ventura avec son camion, aussi charnel, aussi passionnel que celui qui liait Gabin à sa locomotive dans l'oeuvre inspirée de Zola.
La trame du film n'est pas tellement de savoir de quoi est fait ce chargement de 100 000 dollars, à qui il est adressé et pourquoi, il n'est qu'un prétexte à brosser le portrait de trois prolos – Ventura, Belmondo, Blier – au boulot, au volant de leur camion, dans un territoire décolonisé qu'on suppose être l'ex-Algérie française. Ce qui compte pour Verneuil et Audiard c'est le lien tripal qui unit Ventura le terrien à Belmondo le désinvolte en train de se faire la malle avec une fille. Ventura ne court pas après le chargement, mais après son copain. Le voir partir comme ça sans un mot sans un geste le blesse dans son amour-propre au point que dans la poursuite, le chauffeur expérimenté qu'il est se risquera à la mort plusieurs fois dans des corniches impraticables pour que son copain lui revienne.
Un cinéma ouvrier ce n'est pas simplement montrer des gars en grève, au travail ou en réunion syndicale, c'est aussi les montrer au bistrot. C'est prendre le temps de décrire leurs dérives absurdes à travers des blagues aussi indispensables à leur quotidien que leurs bulletins de salaire. Dans cet esprit, la très longue séquence où les compères déambulent dans le bled, passent d'un bar à l'autre, s'enivrent à coeur joie pendant que Bernard Blier part en cachette regarder une femme se déshabiller est un moment de cinéma plus que réjouissant où on nous montre combien ces ouvriers connaissent la saveur d'une bringue paillarde. Ils nous sont sympathiques ces gars-là, cependant Verneuil et Audiard évitent de sombrer dans l'écueil qui chercherait à nous faire croire que ces prolos sont vertueux. Une telle attitude condescendante envers ces petites gens a toujours été étrangère à Michel Audiard qui a dépeint avec une justesse et une vérité ces plébéiens-là, quitte à ulcérer ceux qui voulaient voir un cinéma prolétaire complaisant, totalement fantasmé. Verneuil et Audiard viennent tous les deux de ce prolétariat (peut-être une des raisons pour lesquelles ils ont tant été méprisés par la critique... bourgeoise elle aussi). Les camionneurs dont ils nous parlent, ils les connaissent bien, Verneuil nous les avait déjà présentés dans ce remarquable drame social que fut Des gens sans importance en 1956. Les prolos de 100 000 dollars au soleil sont aussi des affreux, des bas du front, des crétins, des maladroits, des égoïstes, bref des humains avec ce qu'il y a de meilleur et de pire. C'est justement ce pire que la critique n'a pas accepté, indignée par le comportement réactionnaire de personnages qu'ils auraient voulu unidimensionnels, seulement observés du côté de la grandeur de l'âme. Pour cette critique-là, la grivèlerie, la mauvaise foi, ou la connerie tout court n'existe pas chez ces classes populaires (qu'ils ne connaissent pas) et qu'ils veulent supérieures au commun des mortels.
On ne mesure pas à quel point les dialogues d'Audiard, au-delà de leur pittoresque, recèlent quelques vérités pas souvent bonnes à dire. Quand Belmondo, sûr de pouvoir garder le magot, dit à Ventura " Dans la vie c'est toujours les emmerdes qu'on partage, jamais le pognon " la situation renvoie un peu à l'attitude d'un des personnages du Smic Smac Smoc de Claude Lelouch qui dès qu'un espoir pécuniaire se présente envoie vite promener cette soi-disant solidarité ouvrière prêchée par les théoriciens de la révolte de classes.
Il en est de même de cette réconciliation de dernière minute entre Ventura et Belmondo. Elle a lieu parce que la fille est partie seule avec l'argent. Qu'en serait-il si Belmondo était partie avec elle ?
Au-delà du portrait sans concession de ces quelques prolos, il y a avant tout un film de Verneuil qui, quoi qu'on en dise, reste encore pour beaucoup de cinéphiles un nom qui prête à sourire. Il faudra encore du temps pour le reconnaître comme un auteur dans le sens où des préoccupations communes relient tous ces films, des thèmes tels que la double identité (ici celle du personnage joué par Réginald Kernan) de l'homme qui se cherche une famille ou qui n'arrive pas à la quitter (ici Belmondo qui veut échapper à l'emprise étouffante de Ventura)
Il faudra également se pencher sur sa manière de faire de la mise en scène. Juste quelques exemples : Un autre metteur en scène aurait expédié en deux plans la scène où Bernard Blier monte sur des caisses de bière pour regarder une femme se déshabiller. Verneuil décrit la scène en détail, nous racontant ainsi toute l'histoire du personnage, les rapports qu'il a avec ses collègues mais aussi l'histoire de Bernard Blier acteur, sa mythologie. La manière aussi dont il filme les camions, comme des êtres vivants, les coups sur la carrosserie comme des plaies sur des corps, l'huile qui pisse d'un moteur comme une hémorragie. L'utilisation de la magnifique musique de Delerue qui traduit merveilleusement la colère de Lino Ventura et son constant épuisement à poursuivre son ami à travers le désert... C'est aussi l'hitoire du passage de relais entre une génération d'acteurs et une autre à travers un thème de trahison identique à celui que nous décrivait Jacques Becker dans Touchez pas au grisbi.
Tout ça filmé dans un scope noir et blanc sublime, malheureusement le film n'est pratiquement visible que dans sa version colorisée recadrée. Espérons une version complète dans son format d'origine.