"Le Pressentiment" est une adaptation du roman d'Emmanel Bove, auteur mort en 1945 à 47 ans, et qui n'est réédité que depuis quelques années, grâce à l'opiniatreté de certains admirateurs dont Peter Handke. Jean-Pierre Darroussin a choisi de situer l'action de nos jours tout en conservant les principaux événements du roman ; ce double choix donne un côté légèrement rétro à l'ensemble, et le dégoût surjoué des membres de la famille (on croit voir la belle-mère de la pub Toyota) devant le 11° arrondissement est bien peu crédible, à l'heure où même les bobos cherchent à s'y loger.
Mais l'essentiel de ce film finalement plus complexe qu'il n'y paraît n'est pas là. Il est dans la description de cet homme qui rejette le confort et les conventions de sa classe pour s'immerger dans un anonymat favorable à la création ; très vite cet anonymat vole en éclats, et Charles devient la plaque tournante de la petite communauté de cet immeuble vers lequel convergent toutes les sollicitations. Prisonnier de son éducation et de sa générosité, il passe son temps à répondre aux demandes des autres : son ex-épouse, ses frères, ses voisins. Comme il le dit dans un long monologue, Charles n'a jusqu'à présent été confronté qu'aux malheurs programmés ; il ne voit donc pas venir la médisance et les petits complots de son nouvel entourage.
Pour son premier film, Darroussin lorgne du côté de Truffaut : la cour d'immeuble, les vis-à-vis évoquent "Domicile conjugal", et les longs travelings en contreplongée dans les rues de Paris pour suivre la silhouette à la Hulot de Charles sur son vélo renvoient au générique des "400 Coups". Mais l'influence du maître de la Nouvelle Vague ne se limite pas à ces hommages ; on retrouve aussi une écriture littéraire (le narrateur en voix off, ou le journal de Charles qui ponctue l'avancée du récit), ainsi qu'un jeu des acteurs marqué par une diction à la Jean-Pierre Léaud.
Certes, Darroussin n'évite pas toujours le piège des films montrant l'ennui, et la lenteur du rythme alliée à l'opacité contemplative de son personnage peut entraîner un décrochage du spectateur. Mais il fait mouche dans de nombreux scènes, comme celle où il a sa première attaque dans la Parc des Buttes-Chaumont et où il est secouru par une femme africaine qui lui offre un biscuit, ou celle de la discussion d'intellos sur Gustave Moreau et Matisse, avec un clone de Bob Dylan particulièrement insupportable. Parfois maladroit, souvent hors du temps, "Le Pressentiment"est quand même un film attachant et prometteur.
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