Le Grand voyage : les secrets du tournage

Présenté en 2004 à la Mostra de Venise dans la section Lion du Futur, Le Grand voyage a décroché le Prix du Meilleur premier film "Luigi de Laurentiis". C'est le premier long-métrage d'Ismaël Ferroukhi, dont les courts-métrages avaient été très remarqués : L' Exposé, primé à Cannes en 1993 et L'Inconnu avec Catherine Deneuve et Miki Manojlovic. Il a par ailleurs coécrit le scénario du premier film de Cédric Kahn, Trop de bonheur (1994), ainsi que du téléfilm réalisé par ce dernier, Culpabilite zero.

"Réda et son père appartiennent à une culture où le dialogue entre père et fils est difficile, voire impossible. Le fossé qui les sépare (génération, culture, langue...) se creuse davantage par leur statut d'"exilés" en France. J'ai fait ce film pour permettre cette rencontre que le voyage et la promiscuité vont rendre inévitable (...) Ils se débarrassent de leur statut de père et de fils et se rapprochent au fur et à mesure de l'évolution du voyage (...) Le Grand voyage nous montre comment Réda et son père passent d'un rapport marqué par l'indifférence et l'hostilité à la reconnaissance de l'autre et à la réconciliation. Il faut comprendre et accepter ses parents -là d'où on vient- pour s'accepter soi-même.

C'est un souvenir personnel du cinéaste qui est à l'origine du Grand voyage : "Cela fait une dizaine d'années que j'ai ce projet en tête", explique Ferroukhi . "Il se trouve que, quand j'étais gamin, mon père a fait ce voyage en voiture et que ce périple un peu fou m'a fait fantasmer. Je me suis dit qu'un jour il faudrait me raconter cette aventure insensée." Né dans la ville marocaine de Kenitra, le réalisateur contait, dans son court-métrage L'Exposé (1992), l'histoire d'un enfant qui devait faire un exposé sur son pays d'origine, le Maroc.

Si Le Grand voyage évoque les relations entre un père et son fils, le cinéaste souhaitait également démonter les idées reçues concernant l'Islam : "(...) j'avais envie de raconter une histoire humaine sur deux protagonistes musulmans pour qu'on arrête de véhiculer des clichés sur une communauté foncièrement pacifique et tolérante", souligne-t-il."Je voulais vraiment "ré-humaniser" une communauté à la réputation entachée par une extrême minorité qui utilise la religion à des fins politiques." Nicolas Cazalé confie à ce propos : "J'ai ressenti une énergie et un amour extraordinaires, comme si on entendait vraiment battre le coeur de l'Islam. On comprenait que cette religion est faite d'amour et d'attention aux autres. Je suis content d'avoir tourné ce film parce qu'il donne une image de l'Islam qui n'a rien à voir avec celle que nous renvoient les médias."

Alors qu'Ismaël Ferroukhi était en pleine écriture du scénario, Cédric Kahn (qui fut monteur sur ses courts-métrages) lui a soufflé le nom de Nicolas Cazalé pour le rôle de Réda (Kahn avait fait passer des essais à Cazalé pour Roberto Succo, rôle finalement attribué à Stefano Cassetti). Ferroukhi, qui a visionné cette audition, a été convaincu par l'acteur. Cinq années ont passé avant le tournage du film, mais le réalisateur est resté sur cette idée initiale. Pour le rôle du père, il a d'abord cherché un acteur en France, mais c'est au Maroc qu'il a rencontré Mohamed Majd.

D'origine franco-algérienne, le comédien Nicolas Cazalé avait été très remarqué dans Les Chemins de l'Oued de Gaël Morel : il y incarnait un jeune homme parti en Kabylie retrouver son grand-père, interprété par... Mohamed Majd, son père dans Le Grand voyage. Celui-ci avait par ailleurs déjà tourné dans un road-movie marocain évoquant les rapports entre deux hommes de génération différente : Le Cheval de vent de Daoud Aoulad Syad (2002).

Ismaël Ferroukhi a tourné une partie de son film à la Mecque, ce qui n'a pas été sans difficulté : "En plus, nous avons tourné pendant le pèlerinage ! Mais ça a été extrêmement compliqué car l'autorisation qu'on avait décrochée à l'ambassade d'Arabie Saoudite n'avait plus beaucoup de valeur sur place... Les responables locaux ont l'habitude d'équipes de télévision qui tournent en très peu de temps des plans standardisés -pas d'une équipe de cinéma qui a besoin de tourner deux ou trois fois la même scène."

En dehors de la Mecque, le road-movie d'Ismaël Ferroukhi a été tourné sur plusieurs territoires sensibles, comme le confie le cinéaste : "En Serbie, par exemple, nous avons dû respecter le couvre-feu qui faisait suite à l'assassinat du Premier ministre. Au Proche Orient, la guerre en Irak venait de commencer... Ou encore en Turquie, on a eu beaucoup de mal à obtenir une autorisation de tournage dans la Mosquée bleue ou à la frontière entre la Bulgarie et la Turquie : par chance, nos coproducteurs turcs se sont battus à nos côtés. J'ai vraiment eu l'impression qu'on passait "entre les gouttes" en permanence. Mais cela n'a fait que renforcer notre détermination."

Avant Le Grand voyage, le producteur Humbert Balsan a déjà financé de nombreux premiers films français très remarqués, parmi lesquels L' Amour de Philippe Faucon, Y aura-t-il de la neige à Noël ? de Sandrine Veysset, Grand Bonheur de Herve Le Roux ou encore Quand la mer monte de Yolande Moreau et Gilles Porte. Fidèle producteur de Youssef Chahine, on lui doit aussi plusieurs films venus du Proche-Orient : citons Intervention divine d'Elia Suleiman ou La Porte du soleil de Yousry Nasrallah.