Parfois nous n'avons pas de catégorie pour classer les films. Koyaanisqatsi est classé documentaire sur le site, mais il n'en est pas réellement un, puisque le film de Godfrey Reggio ne donne aucun renseignement déterminé sur le monde qu'il présente, même si cela est fortement suggéré; ce n'est pas non plus un simple album photo, puisqu'il y a derrière une trame narrative décelable. On est à la croisée des genres, et s'il fallait catégoriser l'oeuvre, on pourrait simplement dire que c'est une expérience brut et sensible de notre monde moderne.
Je me dois de faire un point de méthode avant de rédiger cette critique. Comme toujours, je prend des notes au fur et à mesure du film, et après généralement j'en fais un gros résumé général, coupé de la progression du film. Après avoir relu mes notes, je me suis dis qu'ici, la meilleure façon de parler de Koyaanisqatsi, c'était d'en parler dans sa progression propre. Cette progression, assez unique et forte en sensations, est à mon sens indissociable du sujet qui fait appel à la notion de temps, plus précisément aux notions d'évolution voir de finalité.
Le film commence par de superbes paysages, que l'on suppose américain. Une première séquence d'environ 10 minutes absolument magnifique. Godfrey Reggio, et surtout son photographe Ron Fricke, savent comment s'y prendre pour saisir au mieux la nature. La caméra est idéalement placée, elle oscille entre la photo et le film. La nature est présentée immobile, solide comme un roc, grandiose mais intouchable. Apparaît alors presque la philosophie dans son origine : alors que la nature se présente une, unifiée, comme Parménide la pense, voilà que le mouvement apparaît; la nature devient Héraclitéenne. Les réalisateurs jouent à un subtil jeu de la nature qui s'éveille : un plan fixe sur un objet immobile, et la nature qui commence à bouger autour; fumées, ombres et éclaircies, nuages puis animaux... La temporalité apparaît, le monde est en marche.
La suite des événements? L'arrivé de l'homme. L'opposition culture et nature déjà marquée, mais tel le jardin d'Eden, le jugement moral n'est pas là encore. L'homme est dans cette nature, il a une place... qui devient de plus en plus grande, de plus en plus majestueuse. L'homme s'impose comme force, force qui petit à petit prend forme dans son opposition à la nature. Tout commence par l'armée, la destruction, et les explosions. Quelle sera la suite?
La nature disparaît peu à peu au profit de la culture. Vient alors la société, l'artificiel (sans sens péjoratif), la raison; autrement dit, la technique. L'homme nous impressionne. Il semble évoluer sans limites. Il bâtit des cités majestueuses, fascinantes; de la nature il produit des objets complexes, maîtrisés, mathématiques. La nature disparaît totalement.
La technique et la mathématique prennent le relais. Les hommes tracent des lignes, comme ces autoroutes et ses automobilistes qui roulent dans le même sens... Un sens géométrique : lignes droites, parallèles, diagonales, alignement, carrés, rectangles. Cette géométrie, tout d'abord nous fascine. Puis, rapidement, le message se met en place. Cette géométrie nous fascine, mais elle nous inquiète.
La science est partout, comme ce bateau nommé "e=mc2". Ou ces barres d'immeubles, de logements de masse. Un malaise apparaît. Ces barres d'immeubles sont trop droites, trop alignés, trop renfermés. Elle nous donne l'impression d'une prison. D'un enfermement. La morale s'esquisse alors : et si le progrès technique, dans sa logique d'évolution propre, enfermait l'homme plutôt qu'il le rend libre? Est-ce que l'homme s'enfonce de plus en plus dans une "Grande Illusion", comme l'affiche en arrière plan un panneau publicitaire?
Cette prison géante prend forme petit à petit. Ces passants qui suivent le même chemin du trottoir; ces voitures qui roulent dans le même sens; ces gens qui s'entassent dans le métro. Et le parallèle fait avec les puces électroniques : les individus ne seraient-ils que des électrons qui se dirigent dans une puce électronique géante, appelée ville? On nous le confirme avec des éléments de vie quotidienne : qu'est donc le travail à la chaîne si ce n'est de suivre des lignes tracés. Que sont donc les supermarchés si ce n'est suivre le mouvement incessant de la caissière. Qu'est donc ce jeu vidéo, Pac-Man, où la boule jaune évolue en ligne droite dans un univers clos. Et le bowling, n'est-ce pas suivre avec la boule la droite ligne qui nous mène aux quilles? Autant de détails qui nous prouvent que l'homme, de plus en plus, se meut uniquement dans des droites, et jamais ne dérive.
Pire encore que les lignes droites, les barrière. Où verrait-on, dans la nature, des portes? Des barrières à l'entrée du métro? Des habitats privés? Des barrières de sécurité? Des panneaux de signalisations? L'argent devient un passe-droit. Nous voulons un monde libre, mais où est la liberté quand on érige, au nom de cette liberté même, des barrières?
La "Grande illusion" bat son plein jusqu'au final, où une fusée, qui trace son chemin en une droite ligne vers le ciel, explose en plein vol... la référence christique est évidente; après l'introduction en jardin d'Eden, l'homme naît en explosion, et redevient explosion.
Disons-le, formellement, l'oeuvre est parfaite, avec toujours de subtils jeux de plans, qui jouent sur l'infiniment grand ou petit, sur la lumière du jour et de la nuit, sur la frénésie du monde moderne. La musique sert de paroles pour le film. Ainsi, selon son ton, on saisit la gravité ou la légèreté des images. Surtout, j'ai apprécié le travail des réalisateurs, qui tout en critiquant la logique propre à la technique, qui enferme l'homme dans sa propre création, souligne la certaine beauté de ce monde artificiel, et tout son pouvoir fascinant qu'il exerce sur nous - dans sa construction comme dans sa destruction. Un magnifique film d'images qui font appelles aux sens.
Moralement, il est plus difficile de juger le film. Je ne suis pas partisan du scepticisme technologique. Ma fascination pour la science et le progrès scientifique reste plus grande. D'autant que Ron Fricke et Godfrey Reggio évoquent assez peu tout ce que la technique a pu engendrer de meilleur, comme les progrès en médecine par exemple. Mais ce qu'ils dénoncent reste ancrés dans une certaine réalité. La présentation de cette réalité, par ce roman photo musical, est particulièrement réussit, et puisqu'on parle avant tout de cinéma, c'est bien là l'essentiel.