Rithy Panh ne guérira jamais de son Cambodge. La seule chose à dire, c'est que c'est LE film à voir en ce moment parce que c'est un film politique sur les dérives de l'idéologie, un film historique qui s'inspire, librement, d'un épisode réel, un thriller de guerre et d'aventures, et un magnifique film sur le plan cinématographique. Le cinéaste entremêle en effet son récit de quelques images d'archives, et d'épisodes reconstitués à travers des petites silhouettes d'argile, extrêmement expressives, émouvantes et très fortes dans leur abstraction, composant ainsi une véritable oeuvre originale, très au delà d'une simple fiction..
Le fait historique: Elisabeth Becker est une journaliste du Washington Post; avec deux confrères, ils seront les SEULS à être reçus par Pol Pot au cours de son règne sanglant. Parmi ces deux là, il y a l'écossais Malcolm Caldwell, fervent marxiste et grand admirateur des Khmers rouges. Il y a le privilège d'être reçu en particulier par son grand ami Pol Pot.... et de retour à la résidence, il sera abattu par un tireur furtif. Pourquoi? La meilleure hypothèse, c'est que légèrement échaudé par la visite du pays, il se serait permis de dire "dis moi, mon pote, crois tu qu'il est vraiment nécessaire de zigouiller tous les intellectuels pour les remplacer par des gens du petit peuple?", que cela aurait déplu au tyran et qu'il aurait aussitôt fait assassiner ce mauvais ami!
Rithy Panh transpose l'histoire en y substituant une délégation française. Le très marxiste Alain Cariou (Grégoire Colin) prend donc la place de Caldwell et Lise Delbo (Irène Jacob qu'on a grand plaisir à revoir) celle de Becker. Journaliste consciencieuse, elle pose les questions qui dérangent auxquelles on ne répond jamais, mais consciente aussi, elle se garde bien du moindre geste qui pourrait être mal interprété. La transposition est assez logique puisqu'après tout, c'est bien en France que Pol Pot a fait des études (sans jamais obtenir d'ailleurs le moindre diplôme...) et s'est lié avec des communistes, devenant en particulier ami avec Jacques Vergès
Le troisième personnage est complètement fictif. Paul Thomas (Cyril Guei) est, lui, complètement inconscient. Il est là pour voir, et il veux voir! Pas ce qu'on lui montre, mais ce qu'on lui cache; il s'échappe donc en secret pour partir dans la jungle, et filmer les charniers autour des hameaux déserts...
Le contexte est terrifiant. Les hommes en arme, le doigt sur la gâchette, sont partout. De pauvres troupes de paysans, en hardes, le regard vide, partent aux champs entre les soldats du régime. Une mare aux crocodiles attend ceux qui auraient l'outrecuidance de prononcer un mot. Les trois sont bouclés dans une espèce de résidence inlocalisable -on ne leur dit pas où ils sont- étroitement surveillés par la troupe. Leur accompagnateur débite la propagande, les récoltes de riz ont bondi de 200%, et sans ces salauds de vietnamiens qui les agressent ce serait encore mieux! mais ne répond évidemment jamais aux questions... Non seulement on ne leur montre pas grand chose -il n'y a même pas de villages Potemkine dans ce pays ravagé par la folie- mais ils ne savent pas s'ils verront le tyran, quand, où.. quand ils pourront repartir... Il faut des nerfs solides comme Elisabeth/Louise pour résister à cela.
Bref, incontournable, haletant, et... de ce passé qu'il ne faut jamais oublier.