Pour adapter du Pagnol au grand écran, il faut comprendre le Pagnol. Et le Pagnol, ça se respecte. Parce que ce sont des œuvres sacrées. Aussi nul n’a le droit de transformer ses écrits. Tous ceux qui ont lu sa prose me comprendront, et je pense que tout le monde sera d’accord là-dessus, même si nous ne sommes pas issus du même pays. Je veux dire de la région. Qui peut jurer ne pas s’être pris à rêver devant cet accent si chantant ? Qui ne s’est pas pris à rêver en entendant le chant si entêtant des cigales ? Qui ne s’est pas pris à rêver en admirant des yeux émerveillés les vastes contrées vallonnées de la garrigue, mélange subtil de terre, de roche et de végétation torturée mais néanmoins courageuse ? Qui ne s’est pas pris à rêver devant le parfum si envoûtant de la lavande, des herbes provençales et des oliviers ? Oui, les histoires de Pagnol sont des trésors de littérature qui réunissent les louanges aux sentiments profondément humains et la communion avec la nature, tout cela avec une infinie tendresse et une poésie qui rendait l’écrivain inimitable. Parce que pour raconter la Provence qui était si chère à son cœur, Marcel Pagnol la « chantait ». Parce qu'il l’aimait, son pays ! Au point de l’inscrire dans la postérité à travers ses romans et pièces de théâtre. Et nous retrouvons ces ingrédients dans des films tels que "La femme du boulanger", "La fille du puisatier", ou encore le triptyque "Marius, Fanny et César", pour ne citer que ceux-là. Je parle évidemment des films avec l’inoubliable Raimu. Aussi, l’arrivée annoncée de l’adaptation de deux des plus célèbres œuvres du romancier a eu l’effet d’une bombe et était attendue au tournant. Et le verdict est… il est… il est… il est que ce dytique est resté dans toutes les mémoires. Et j’invite tous ceux qui ne connaissent pas ces deux films de Claude Berri à les découvrir. Parce qu'ils sont incontournables. Parce qu'ils sont devenus des monuments du cinéma français. Parce que tout y est. Evidemment, il est difficile de retranscrire tous les menus détails d’un livre. Et pourtant, on a le sentiment que rien n’a été oublié. Mais tout y est, en tout cas le principal : l’accent, les cigales, les décors, les histoires humaines, qu'elles soient belles et moins belles. Tout ce qui fait la vie d’un village en apparence tranquille, en somme. Un village sur lequel ni le temps ni quoi que ce soit d’autre ne semblent avoir la moindre emprise. Un village qui vit en totale autarcie la majeure partie du temps. Et puis surtout, Claude Berri s’est entouré des meilleurs pour les rôles principaux. Résultat, ces comédiens héritent des rôles qui auront marqué leur carrière à jamais. Tout simplement parce qu'ils sont littéralement habités par leurs personnages. A eux tous, ils sont devenus des figures emblématiques que nul n’est près d’oublier. Prenez Yves Montand, par exemple : quel talent ! Il joue si bien le Papet avec son chapeau continuellement vissé sur sa tête et son impeccable moustache grise qu’on dirait qu’il a été ce vieux Papet toute sa vie. Et Daniel Auteuil ? Mon dieu, mais quelle figure, avec cette dentition inégale et ses grands yeux à la fois rêveurs et ahuris ! On pourrait aisément croire qu'on a été chercher ce paysan pure souche dans l’arrière-pays le plus reculé de la Provence. Dire que ce rôle ne lui était pas destiné, au départ… Et puis surtout… surtout… leur performance ne s’arrête pas là : l’accent. Franchement, on s’y croirait. Et pour ceux qui connaissent ce film sur le bout des doigts, il suffit de fermer les yeux pour être instantanément transporté au pays d’Aubagne. Evidemment, on pourrait se poser des questions sur la prestation de Gérard Depardieu, tant le comportement contraste avec les habitants de génération en génération de ce petit coin de paradis. Comme s'il n'avait pas sa place dans ce tableau idyllique provençal. Mais il fallait justement ce contraste, celui-là même qui colle l’étiquette d’étranger à ce drôle de percepteur. Un étranger qui vient de la ville (de toute façon, en ce temps-là, il suffisait qu'on vienne de la ville pour être considéré comme un étranger), et qui a de l’instruction. Beaucoup d’instruction. Et qui a le malheur d’être bossu, traînant malgré lui dans son sillage de vieilles légendes de mauvais présages. Et du fait de son immense instruction dont il connait l'immense étendue, il a très à cœur de prouver qu'il n’est pas un vil personnage. Sans brusquer. En laissant les choses se faire le plus naturellement du monde. Avec une infinie patience. Sans jamais cesser d'y croire. Mais ce contraste est balayé illico dès lors qu'on sait à qui il est marié : une cantatrice. Le train de vie qu'il a correspond au milieu de son épouse. Et puis surtout, lors du casting, il a été anticipé le fait qu'Emmanuelle Béart allait endosser le rôle de Manon pour la deuxième partie. Pour cet épisode, c’est la jeune Ernestine Mazurowna qui s’y est collée. Déjà belle, avec ses longs cheveux blonds comme les blés. Et déjà, elle fait de l’Emmanuelle Béart. Non mais regardez-là : elle a réussi à copier à la perfection les regards fixes et intenses de l’actrice, en particulier face à quelqu'un qu'elle a dans le collimateur. Enfin bon, vous pourrez le mesurer en regardant la seconde partie. Le fait est que le charme opère dès le générique du début avec la musique désormais culte de Jean-Claude Petit avec son thème "Jean de Florette", élaboré à partir de "La force du destin" de Giuseppe Verdi, un thème qui va nous accompagner et nous emporter au pays du bonheur tout au long du film. Et quand elle se tait, c’est pour voir Ugolin appeler son vieil oncle à coups de petites pierres lancées sur de vieux volets en bois… et la réponse qui ne se fait pas attendre plus longtemps. Le ton est donné, y compris dans la photographie et le cadrage superbement millimétré… Oui, nous voilà pris dans les tourbillons des notes enchanteresses de la Provence et des surnoms que nous n’entendons que là-bas, et dans la beauté des décors avec ces vieux mas dans lesquels on vivait durement, mais dans lesquels on ne s’encombrait pas du superficiel (pas comme maintenant). Et le charme est tel malgré la « mocheté » de l’histoire, que nous nous surprenons à vouloir connaître la suite. La vérité percera-t-elle au grand jour ? Ou la tranquillité du village, pour se sauvegarder, enterrera-t-elle le crime comme elle enterre ses morts ? La réponse dans "Manon des sources".