Confusion des sentiments
Pour moi, le japonais Kôji Fukada fait partie des tout grands réalisateurs de son pays. Depuis 2010 et Hospitalité, il nous a offert pas mal de perles comme Harmonium, Au revoir l’été, ou L’infirmière. Il a un talent particulier pour créer, sans en avoir l’air, des ambiances proches du malaise. Ces 124 minutes de drame solaire – oxymore garanti -, en sont un nouvel exemple. Taeko vit avec son époux Jiro et son fils Keita en face de chez ses beaux-parents. Tandis qu'elle découvre l’existence d'une ancienne fiancée de son mari, le père biologique de Keita refait surface. C'est le début d'un cruel jeu de chaises musicales, dont personne ne sortira indemne. Douceur et cruauté, mélodrame et lumière, s’entrecroisent en permanence dans un scénario étonnant porté par un casting en état de grâce.
C’est toute la cruauté inhérente à la nature humaine qui s’exprime ici devant la caméra discrètement virtuose de Fukada. Mais c’est aussi un portrait de la famille modeste dans le Japon d’aujourd’hui. Contrairement au cinéma traditionnel, la distance entre les personnages est ici sur un axe vertical et non horizontal. C'est pour cela que le réalisateur a choisi un décor avec deux barres d'immeubles qui se font face, où il y a la possibilité de faire aller et venir les personnages, mais aussi un rapport de distance entre le 4ème étage de l'immeuble et la cour, ainsi qu’entre les deux logements qui se font face, l’un élevé et l'autre au premier étage. Tout cela peut paraître très subtil, voire insignifiant, mais une grande partie des rapports entre les personnages repose sur cette construction spatiale. Autre idée de génie, celle d'utiliser la langue des signes pour injecter une tension supplémentaire dans le triangle amoureux. Il illustre ainsi, à sa manière, une citation de Nietzsche qui lui est chère : Est-ce que le langage nous rapproche ou nous éloigne ? Je vous le dis, ce film est d’une profondeur rare, sous ses aspects presque quotidiens, et nous propose une pépite de sensibilité et d’intelligence.
Fumino Kimura, remarquable de bout en bout, ainsi que Tomorowo Taguchi, Tetta Shimada, Kento Nagayama, nous font ressentir avec force l’impact émotionnel émanant de ce merveilleux film. Fukada est un grand qui sait dire beaucoup avec très peu. Sa caméra est d’une totale pudeur, même quand elle nous dévoile le tréfonds de l’âme humaine, et sait entretenir un malaise diffus face aux réactions parfois imprévisibles des personnages. Une mécanique d’ultra précision d’un maître de l’autopsie des fêlures de l’âme humaine. A voir absolument.