Si on regarde l'image d'ensemble, la carrière de Oliver Stone est une mosaïque particulièrement riche où les déconstructions historiques la dispute aux charges formalistes. Dussions-nous définir l'artiste à l'aune de son œuvre, il serait un patriote en lutte avec son pays. Un citoyen inquiet de voir les mémoires d'une nation réduite à un palimpseste sur lequel légendes et mensonges recouvrent les faits, habile palliatif pour engourdir sa mauvaise conscience. Et un homme écœuré de voir le stupre et la violence devenir devenir l'alpha et l'oméga d'un imaginaire américain détraqué. Deux thématiques qui maculent la fresque Stone de part en part, de l'épicentre aux moindres recoins. C'est justement à l'un d'eux que l'on trouve U-Turn. Comme de juste, il complète autant qu'il dénote dans le paysage.
Chose inédite, le metteur en scène n'est pas crédité au script, l'auteur du roman John Ridley signant lui-même son adaptation. La posture ne sera pourtant pas en retrait mais bien en surplomb, comme si les tribulations dans cette Amérique profonde se connectaient directement avec les travaux antérieurs du cinéaste. On pense évidemment à Tueurs-Nés, sommet punk-destroy dont les expérimentions jusqu'au-boutistes ont marqué au fer rouge l'année cinéma 1994. Si elle n'est pas aussi frénétique, cette nouvelle virée rappelle que Oliver Stone n'est jamais très loin de la surchauffe créative (j'y reviendrai plus tard). La vraie surprise vient d'un ton rigolard, volontiers vachard avec ce repaire à bouseux du fin fond du trou du cul du monde. On est dans un univers à mi-chemin entre le pastiche du roman noir et la satire qui tranche dans le vif, à en juger par cette ville de Superior (en Arizona) que l'Enfer semble avoir choisi comme résidence secondaire. Que déduire de cette anomalie de la civilisation, sinon que l'isolement et le soleil semblent avoir carbonisé le cervelet de chaque habitant ? Un arrêt non-désiré pour son poissard d'anti-héros (Bobby) qui n'a pas fini de mijoter chez les poisseux. Chaque interaction évoque une rencontre du troisième type, une galère en chasse une autre jusqu'à atteindre l'absurde le plus total. On aurait presque envie qu'il réussisse le Bobby, mais ses mésaventures sont trop drôles pour qu'on lui lâche la grappe comme ça. Deux heures où on slalome entre humour, sadisme et écœurement jusqu'au final délicieusement nihiliste. Je tire mon chapeau à Sean Penn lancé à corps perdu dans un numéro masochiste de premier ordre. En prime, U-Turn déroule un parterre de seconds-rôles tonitruants (Billy Bob Thornton, Nick Nolte, Powers Boothe en tête) pour s'assurer d'une balade aussi dépaysante que malaimable. Enfin, Jennifer Lopez se montre à l'aise dans le numéro de charme vénéneux, force est de constater qu'il prend bien.
Comme je l'ai indiqué plus haut, Oliver Stone n'est pas du genre à activer le pilotage automatique et ce même s'il n'est pas l'auteur du scénario. L'orée des années 90 fut un tournant artistique, puisque le cinéaste va constamment interroger le médium. Jean-Luc Godard disait que le cinéma c'était la vérité 24 fois par seconde, Brian De Palma souscrivait aux 24 mensonges par seconde. Oliver Stone se place dans une démarche où il fera coexister les deux notions dans une profusion d'images pour les amener au point de fusion. De ce maelstrom, JFK ou Nixon faisaient jaillir une harmonie les rapprochant d'une forme opératique de toute beauté. À l'opposé, Tueurs-Nés ou U-Turn visent la rupture technique et structurelle pour faire corps avec leur univers anarcho-givré. En poussant la recherche vers un stade terminal, la mise en scène peut prendre le risque d'épuiser son spectateur en l'assaillant de procédés visuels. À cet égard, l'équipée sauvage mettant en vedette Woody Harrelson et Juliette Lewis fut un cap. Nous nous situons ici un bon cran en dessous (ouf), bien que Stone continue les expériences sur le terrain du montage (jump-cut, images subliminales, filtres, faux-raccords,...). Il y a toujours trop de zèle, mais on est plus près de cet équilibre dans le chaos que le réalisateur s'ingénie à trouver. L'ensemble est plus digeste et accessible, proche des intrigues férocement moqueuses d'un Jim Thompson (comme Une femme d'enfer ou Nuit de fureur). Si U-Turn fait logiquement partie des moins connus, il a cependant toute sa place sur la gigantesque toile de son auteur, dans un petit coin pittoresque qui mérite le coup d'œil.