Il est bien normal que Pacifiction clive à ce point les avis sur ce site. La durée du film, son rythme, la ténuité de son récit, l'anachronisme de son thème (des essais nucléaires en 2022) lui attirent les foudres, sans doute légitimes, des spectateurs allergiques à ce type d'expériences. Pour compenser, la production ou le distributeur fait écrire des fausses critiques (probablement) avec 5 étoiles à la clé. On ne peut que recommander de bien se renseigner avant de payer sa place et d'entrer dans la salle, car oui, il s'agit d'une expérience de cinéma aussi exigeante qu'un Apichatpong Weerasethacul, un Andreï Tarkovski, un Bela Tarr. Certains souffriront... et c'est bien désagréable de se sentir piégé dans une salle de cinéma face à un film qui ne plaît pas.
Mais bon, pour ceux qui aiment Apichatpong Weerasethacul, Andreï Tarkovski ou Bela Tarr, Pacifiction est une expérience rare et profonde. Rare car il sera peut-être le plus grand film montrant la Polynésie française et ses ambiances si particulières. Lors des avant-premières, Albert Serra raconte comment le tournage sur place a donné lieu à toute une exploration de l'archipel, quitte à ajouter des scènes absolument pas prévues dans le scénario initial, telle la scène de surf, très impressionnante. Profonde car, même s'il s'en défend, Albert Serra réalise un film éminemment politique, et politique comme rarement. En suivant un représentant local de l'État qui cherche à la fois à satisfaire les intérêts de ses interlocuteurs et à répondre aux attentes de la population, le cinéaste affronte les deux aspects de la politique comme pratique politicienne (stratégie, arrangements, combines, etc.) et comme recherche du bien pour la cité. Le personnage joué par Benoît Magimel dialogue avec tous, circule partout : les hôtels, les boîtes de nuit, les compétitions sportives, les bases de l'armée, les villes, les campagnes, diverses îles, etc. comme pour dire que la politique et le politique innervent toute la société. Et cette figure locale se retrouve confronter à des enjeux géo-politiques internationaux, portant le politique à une autre échelle et montrant comment dans notre monde actuel, les grandes puissances s'affrontent partout, jusqu'au fin-fond de l'océan pacifique.
En cela, Pacifiction restera sans doute comme un témoignage monumental du monde comme il va en 2020-2022. Monumental car la forme choisie l'est. La mise en scène, ample, décrit les paysages polynésiens, au travers d'un trajet en avion ou d'une compétition de surf dont les rouleaux furent parmi les plus puissants de la décennie. Elle traque aussi les ambiances des hôtels actifs ou abandonnés, des bars, des résidences de commis de l'État, des soirées graveleuses, en des jeux de couleurs et de lumière presque iréels. Monumental aussi par le mystère qui entoure certaines scènes, comme ce dialogue avec des Tahitiens dont la moitié seulement est traduite en un protocole complètement incohérent (et assumé comme tel) et
comme la fin aux propos tout aussi énigmatiques
. Benoît Magimel participe de cette étrangeté en un jeu décalé qui, comme l'explique le cinéaste lors des avant-premières, tient au fait qu'il ne disposait pas vraiment d'un scénario, ne savait rien du sens des scènes, était dirigé phrase après phrase par des directives évanescentes qu'on lui soufflait via une oreillette. Ici, on est clairement dans le registre de l'art contemporain ou du théâtre contemporain, pas si fréquents en salles grand public. Accompagné de seconds rôles parfaitement castés, Magimel signe là l'une de ses plus grandes performances, en une seconde partie de carrière toujours aussi convaincante.
Bref, il est normal, légitime et attendu qu'un tel opus cinématographique heurte les attentes de spectateurs loin d'un tel cinéma. Pour d'autres, ce film est la preuve vivante que le cinéma le plus ambitieux, le plus exigeant n'a pas disparu et que l'art sert aussi à traduire, en des formes parfois ouvertes et énigmatiques, l'état du monde.