Considéré comme un des principaux artisans du renouveau du cinéma japonais depuis une vingtaine d’années, Kiyoshi Kurosawa est de retour avec une histoire d’amour et de fantômes : disparu depuis trois ans, Yusuke regagne son domicile en tant que fantôme et y retrouve son épouse. La nature spectrale de Yusuke est entérinée dès le départ comme parfaitement normale : son épouse accepte sereinement cet état de fait et lui-même ne manifeste aucune désorientation particulière. Bientôt, le couple réuni décide de partir en voyage, à la rencontre des lieux et des gens qui ont compté. Le spectateur, lui, abordera ce voyage initiatique de la manière dont il le souhaite : tout le monde aura évidemment compris (ne serait-ce qu’en raison du titre) que l’objectif de cette ultime “lune de miel� est de permettre à Yusuke de “passer de l’autre côté�...mais est-ce le récit d’un couple qui se retrouve une dernière fois et en profite pour se décharger des secrets que chacun conservait encore ? Ou plutôt une mission métaphysique, celle de rendre la pareille à ceux qui ont apporté leur aide par le passé ? A ce titre, il n’est pas anodin que toutes ces personnes rencontrées soient également en affaire avec l’au-delà, soit indirectement par les regrets qu’elles éprouvent pour des défunts, soit directement, comme ce vieux livreur de journaux, qui ignore sa nature de fantôme et doit lui aussi régler certains éléments avant de connaître le repos. “Vers l’autre rive� pose ainsi une réflexion sur le couple, auquel Kurosawa attribue une forme de transcendance et d’insolubilité, quelles que soient les épreuves qu’il traverse, et aussi une réflexion sur la vie et la mort : dans la pensée panthéiste et animiste japonaise, il existe une place métaphysique pour l’entre-deux et la cohabitation entre morts et vivants ne pose aucune difficulté puisque l’après-vie ne renferme ni rédemption ni châtiment mais simplement la promesse d’une quiétude éternelle. Grâce à sa mise en scène extrêmement travaillée, où un rai de lumière peut modifier toute la disposition d’une scène, “Vers l’autre rive� ne juge pas utile de sur-expliquer ou de préciser quoi que ce soit, quitte à laisser le spectateur volontairement incertain de ce qui relève du rêve et de la réalité. Ce choix donne lieu à des scènes mémorables, troublantes, comme ce vieil homme qui a décoré le mur de sa chambre de milliers de fleurs découpées dans les magazines que la seule nuit de sa mort suffira à faire tomber en poussière. Ou comme cette grotte sous-marine, passage entre les deux mondes parfaitement connu des habitants du coin. Kurosawa brouille encore les pistes, avec des vivants qui peuvent être “éteints�, comme déjà morts à l’intérieur, et des morts qui peuvent être sujets à des émotions aussi vives que la colère ou la jalousie...mais ce jeu sur la réalité et le surnaturel ne constitue pas vraiment un enjeu de fond. On en arrive là à aux limites (en ce qui me concerne, en tout cas) du cinéma de Kurosawa : je peux parfaitement comprendre les raisons pour lesquelles ce mélodrame fantastique a été perçu comme un chef d’oeuvre et un sommet d’émotion par beaucoup. Pour ma part, tout en lui reconnaissant de réelles qualités de fond et de forme, je me retrouve dans la même situation qu’après avoir vu le “Oncle Boonmee� du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul (auquel “Vers l’autre rive� ressemble d’ailleurs pas mal) : en toute subjectivité, ma curiosité de départ ne résiste pas à ce genre de narration immobile, véritable profession de foi d’un cinéma à l’arrêt qui ne parvient pas à me captiver sur la durée.