Si, comme je l’ai lu dans une critique, l’ambition de Raoul Peck était, en réalisant cette œuvre, de « déconstruire le vocabulaire du cinéma hollywoodien », on peut affirmer sans hésitation que le cinéaste a totalement échoué. Ce film ne déconstruit rien du tout. Au contraire, il est de facture on ne peut plus classique et ne déparerait nullement si on le comparait à nombre des « biopics » les plus traditionnels des productions d’Hollywood. Cela étant dit, « Le jeune Karl Marx » n’en est pas moins un film très intéressant et bourré de qualités. Classicisme n’équivaut pas nécessairement à banalité ni à médiocrité.
L’une des forces du film de Raoul Peck, c’est de nous confronter non pas au Karl Marx hirsute que l’on voit sur toutes les photos, mais au jeune homme de 24 ou 25 ans cherchant à répondre dialectiquement aux oppressions dont il est l’un des témoins. C’est le Karl Marx qui débat et qui cherche sa voie que nous voyons à l’œuvre, quittant l’Allemagne pour rejoindre Paris, puis trouvant refuge à Bruxelles, et c’est captivant. Les cinéastes prennent toujours de grands risques lorsqu’ils mettent en scène des disputes philosophiques, le plus grand d’entre ces risques étant de faire sombrer dans l’ennui les spectateurs. Or, dans ce film, ce danger est toujours habilement contourné. Tous les débats, qu’ils se déroulent avec Proudhon, Bakounine, Weitling et, bien sûr, Engels, sont filmés de manière extrêmement vivante et, du coup, l’attention ne diminue jamais.
On peut peut-être reprocher au film son aspect exagérément didactique. C’est un peu comme s’il avait fallu à tout prix glisser dans le scénario toutes les doctrines et tous les slogans qui fusaient à l’époque. Et c’est vrai que, de ce point de vue, il ne manque rien, pas une idée, pas une revendication, pas un cri de ralliement. Mais cette faiblesse, si c’en est une, est en même temps une force : elle donne au film un ton séduisant. On se régale d’entendre Marx contester le fameux slogan de Proudhon, « la propriété c’est le vol », par exemple. Ce qui n’empêchera pas, en fin de compte, Marx et Engels, d’imaginer eux aussi leur propre formule, en l’occurrence « prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! ».
« Le jeune Karl Marx » est-il un film marxiste ? Pas vraiment. Ce que Raoul Peck met en évidence, c’est que les conditions de vie dégradantes, insupportables, des ouvriers de l’époque, ne pouvaient qu’engendrer des réponses de révolte, voire de révolution. La rencontre de Marx avec Engels fut déterminante et les conduisit à l’élaboration de leur critique commune. Sans doute n’imaginaient-ils pas, tous les deux, en fondant le parti communiste, qu’ils ouvraient la voie à de nouvelles dictatures, pas meilleures que celles qu’ils combattaient. Dans le film de Raoul Peck, on a affaire à deux jeunes hommes scandalisés (et qui ont raison de l’être) et donc contraints de chercher à mener leur combat, tout en gardant leur simplicité et leurs désirs (on est content de les découvrir amoureux, par exemple). Un film ayant des défauts, certes, mais aussi et surtout beaucoup de qualités. 8/10