Autant le dire d’entrée, « La isla minima » est une réussite quasi-totale. Ca fait bien longtemps que je n’ai pas vu un polar de cette qualité, de la première à la dernière image, tant sur la forme que sur le fond. Déjà, dés le générique de début on est plongé dans une ambiance moite et poisseuse qui ne nous lâchera pas pendant 1h45. Les paysages andalous, souvent filmés de haut et à la verticale, sont incroyables, on se croirait dans le bayou. D’avion, les paysages ressemblent à des cerveaux humains, des peintures abstraites, c’est très beau et çà donne d’entrée le ton d’un film qui sera techniquement très soigné. Plans larges inspirés, scènes clefs filmées de loin et sans son (la derrière un pare-brise par exemple), Alberto Rodriguez maitrise de bout en bout son film, utilisant la musique de manière minimaliste au profit des bruits naturels (d’oiseaux notamment), ou en filmant les scènes d’action (la poursuite en voiture, l’affrontement final) de manière réaliste, ramassée et ultra-tendue. Raul Averalo interprète de manière très convaincante un jeune flic, Pedro, tourné vers l’avenir démocratique de son pays et son propre avenir (puisque sa femme, restée à Madrid, est enceinte). Mais c’est son antithèse qui attire l’attention : Javier Gutierrez II. Il incarne lui un homme tourné vers son passé de policier sous Franco, dont on devine qu’il n’est pas reluisant à travers quelques répliques lâchées çà et là mais qui en disent long. Un homme malade dont on imagine bien qu’il somatise ses démons intérieurs, qui semble avoir une vague aversion pour les oiseaux (si on est attentif et un peu perspicace à la fin, le scénario explique pourquoi, mais de manière presque allusive). Javier Gutierrez II est très impressionnant dans ce rôle très complexe : du côté du Bien sur l’enquête, souvent attachant, sympathique et efficace mais on devine sans cesse qu’il ne fait qu’essayer de s’amender d’un passé peu reluisant. Il rend son personnage à la fois sympathique et malsain, à la fois détestable et fragile. Les seconds rôles sont également très bien tenus, même s’ils ne sont qu’une sorte de toile de fond de l’enquête. Quant au scénario, il est à la fois crédible et clair. On ne décroche à aucun moment, chaque rebondissement à sa raison d’être, chaque piste à son importance. Quant au dénouement, il est dénué de fioriture : le mobile est d’une cruelle banalité, d’une crédibilité totale. Mais n’importe quelle intrigue de ce type n’aurait pas la puissance de « La isla minima » si le contexte était différent. Le sel du film, ce qui lui donne un relief particulier en plus de ses autres qualités, c’est qu’il se situe dans une sorte d’« entre-deux » : 5 ans après la mort de Franco, quelque mois avant le putsch raté des militaires en 1981. Ce n’est plus la dictature, mais ce n’est pas encore la démocratie, c’est une situation bâtarde et instable qui donne au film une couleur particulière. Officiellement le franquisme est mort, en réalité il est encore partout : les portraits de Franco (et parfois d’Hitler !) sont encore sur beaucoup de murs, y compris dans l’administration. Il n’y a pas eu de purge dans ces administrations, surtout dans la Police. L’armée est omniprésente, elle fait encore peur, elle est arrogante. Et puis la pauvreté est palpable, on est en 1980 en Andalousie, c’est plus que jamais une terre d’émigration, les gros propriétaires terriens payent leur journaliers une misère, la société est à cran, le pays est renfermé sur lui-même depuis plus de 30 ans. Tous ce contexte imprègne le film de Rodriguez, sur la forme comme sur le fond. Pendant tout le film, où l’on suit l’enquête de Juan et Pedro, on sent l’abcès franquiste qui affleure, on ne sait pas si ce sont des petits ou des gros abcès qui vont se crever du côté de l’enquête ou du côté du passé de Juan. Sur ce point, nous ne serons fixés qu’à la toute fin du film et les dernières scènes laissent un gout amer. Sans vouloir trop en dire, le mutisme pudique (ou lâche ?) d’un des deux flics est paradoxalement très éloquent. Ce mutisme assourdissant symbolise l’Espagne post-franquiste dans toute sa complexité, pour ne pas dire dans toute sa schizophrénie. J’ai beau chercher, je ne vois pas de vrais défauts au film de Rodriguez, il est bien maîtrisé, bien interprété, très bien scénarisé, il est subtil et s’adresse davantage à l’intelligence du spectateur que la plupart des polars modernes : une réussite quasi-totale.