Je ne sais pas si grand monde l'aura vu venir, celui-là.
À vrai dire j'ai un peu de mal à trouver par où commencer pour décrire à quel point ce que j'ai vu est puissant et beau... parce que l'esthétique crépusculaire, les comédiens habités ou encore la majesté de la musique, ça, à la rigueur, les premières images le laissaient déjà bien présager, et c'est une chose ; mais l'intensité, cette espèce de souffle halluciné, l'audace dans la réinterprétation de Shakespeare ou la noirceur absolue dans la représentation que le film donne de l'époque, du pouvoir et de la folie : c'est là qu'il est, le chef-d'œuvre.
Pourtant le traitement du premier acte a commencé par me faire peur.
Le film s'ouvre dans le silence... juste la splendeur froide de l'Écosse, l'enterrement d'un enfant, les trois Parques au loin qui toisent Macbeth. Jusque là, l'épure : c'est magnifique, c'est sobre ; dès les premiers plans on comprend que Kurzel sait filmer l'émotion à l'os, sans fioriture ; en quelques images à peine il y a quelque chose d'indicible qui se dégage, quelque chose de vrai ; d'emblée cette brume, la pâleur de la photographie ou le va-et-vient entre l'immensité immuable du paysage et l'intimité filmée caméra à l'épaule... on a l'impression d'être chez Winding Refn, ça revendique clairement l'empreinte d'un Valhalla Rising - moins lent, mais pas moins hanté.
Puis viennent les premiers ralentis avec la scène de bataille, et là je me dis : « Mais qu'est-ce que c'est que ça ? Pourquoi le raccord est aussi maladroit ? Pourquoi tu te laisses aller à des plans poseurs alors que tu viens de faire tout le contraire juste avant ça ? » En plus, je comprends ce que Kurzel essaie de faire : le ralenti joue sur des valeurs de plan très amples, le temps réel au contraire sur des plans proches et nerveux... en fait, il veut montrer la scène à deux échelles : celle des hommes pris dans la mêlée, et celle de la nature où tout n'est plus que le drame perpétuel des masses sans conscience qui s'entrechoquent aveuglément. Par un choix de mise en scène, donc, il est en train de montrer déjà quelque chose de la nature sous-terraine des forces qui gouvernent à la fatalité - et la fatalité, comme on sait, c'est l'essence de la tragédie. Ce n'est quand même pas rien comme ambition, d'élaborer un style visuel qui en soi ait à voir avec l'essence de la tragédie.
Il n'empêche que le procédé paraît un peu décalé, un peu clinquant, sans doute trop démonstratif d'un point de vue formel. Surtout passée la bataille : le ralenti à l'arrivée du roi Duncan, franchement, est-ce que ce n'était pas un peu superflu ? Et ce cheval noir qui cambre et qui hennit dans la nuit au moment du régicide ? Et tous ces autres inserts violents lors des scènes de délire ? Et le choix même d'incorporer des scènes de délire si tôt dans le film ? Celui de faire dès le premier quart d'heure monologuer Macbeth avec des cadavres ? Tout ça, est-ce que ce n'est pas sursignifier un peu la morbidité de la pièce, et préluder avant même que le crime n'ait été commis à la folie dont Shakespeare, lui, fait une conséquence du crime ?
Sauf que, ce que je n'avais pas saisi au premier acte, c'est que le film a ses propres intentions et qu'elles ne sont pas celles de la pièce. Que partout il incise, tord et trahit Shakespeare... et qu'en fin de compte je m'en moque éperdument, parce qu'il le fait avec une cohérence de propos et de style absolue, parce qu'il articule l'intelligence de sa relecture avec une gradation émotionnelle simplement phénoménale, et que partout, à vrai dire, il augmente et il magnifie Shakespeare. (Que je le précise : je pèse l'apparente énormité de ce que je viens d'écrire.
Là où la pièce montrait la folie naître et prendre forme, le film pose Macbeth fou dès le premier instant : hanté de toute part, conscient de l'irrémissible absurdité de l'existence, se sachant d'avance condamné et poursuivant son destin animé par l'ambition moins que par une irrésistible pulsion de mort ; et ça n'est pas moindre que le personnage d'origine, c'est magnifique : parce que là où la pièce n'a jamais parlé que de l'essence du crime, le film se met à parler de l'essence criminelle de la nature. Macbeth est fou parce que l'époque est folle ! Macbeth tue parce que le monde où il est jeté est sauvage et qu'on ne s'y sauve qu'en acquérant d'abord le pouvoir, aussi sûrement que par la suite le pouvoir acquis attire sur soi le meurtre. Il n'y a qu'à voir la façon dont Kurzel - saisissant par les moyens propres à l'image cinématographique un vertige que le théâtre n'aurait jamais pu rendre - représente les hommes : égarés, dérisoires, engloutis dans des paysages disproportionnés et poursuivant en état de guerre permanent des chimères de couronne au beau milieu d'une nature vierge où il n'y a personne sur qui régner.
Tout le propos shakespearien sur la responsabilité morale ou la puissance justicière du destin cède place à une fresque de la fatalité universelle. Il n'y a qu'à regarder l'épaisseur sans échappée du brouillard blême, qu'à écouter le glas de la musique : aucune porte ici ne mène au salut. La mort même du tyran ne ressemble qu'à une nouvelle enjambée de la tyrannie, quand une marée d'hommes passe son corps en mugissant le nom du vainqueur comme ils avaient plus tôt mugi le sien, ou quand un enfant à son tour destiné au régicide clôt le film ramassant l'épée et courant vers un horizon rouge sang au milieu de la plaine incendiée.
Le fait même que Macbeth, entendant s'annoncer l'oracle de sa défaite, cesse de se battre et accueille le poignard - révision majeure s'il en est - teinte ses derniers mots d'une noirceur inouïe : « And damned be him that first cries, “Hold, enough !” » Placés comme les plaçait la pièce dans la bouche d'un homme qui s'apprêtait à se battre, ces mots sonnaient comme un cri de guerre ; placés comme les place Kurzel dans la bouche de qui vient de se laisser tuer, ils deviennent une accusation métaphysique portée contre le monde, parce qu'il est acharné, qu'il méprise la bonté et condamne la faiblesse. Dans le même instant, d'ailleurs, on réalise que Macbeth est en train de se maudire lui-même, car à l'intonation éperdue qu'il y met, c'est bien lui qui du fond de l'âme crie : “Hold, enough !”
Je ne saurais pas comment dire autrement : jamais une adaptation de Macbeth n'avait touché à quelque chose d'aussi insondable et désespéré ; jamais aucune n'avait rendu le Mal si implacable, si triomphant.
Et encore, je n'ai pas parlé de Lady Macbeth.
L'intention de la pièce a toujours été de montrer les deux formes du malheur auxquelles le criminel se voue par son crime : la folie de Macbeth s'il se rend capable de revendiquer le crime, la honte de Lady Macbeth s'il ne peut en soutenir le poids. Le schéma, de ce point de vue, n'était que très conventionnel : l'homme d'abord en proie aux protestations de sa conscience, puis pris à l'ivresse du pouvoir ; la femme d'abord envieuse, tentatrice, puis pliant sous la culpabilité jusqu'à rompre. Et tout, au fond, avait déjà été dit et joué sur ce couple... mais jamais la disposition pensée par Kurzel n'avait, à ma connaissance, été proposée à ce jour : ici, c'est lui qui est livré aux passions, et c'est elle qui suscite l'adhésion rationnelle du spectateur lorsqu'elle tente de refréner la cruauté des exécutions.
En évacuant les séquences de somnambulisme, préférant la jeter au pied d'un bûcher à contempler la frénésie sanguinaire où elle a précipité son époux, le film réhabilite une Lady Macbeth lucide, d'autant plus puissamment déchirée... et qui, ce faisant, bouleverse à nouveau l'une des lignes emblématiques de la pièce : « Yet who would have thought the old man to have had so much blood in him ? » s'horrifiait la Lady Macbeth de Shakespeare, qui ne parvenait à laver ses mains du sang de Duncan ; mais dès lors que Kurzel fait le choix de ne pas représenter ces lavages compulsifs et de confronter activement Lady Macbeth à la cruauté de son époux, tout le sang du "vieil homme" qui continue à s'épandre devient celui des innocents qu'elle n'a pu faire épargner et dont, indirectement, le meurtre du roi l'accable.
Et peut-être ne parlerai-je que pour moi, mais une femme qui décide de se tuer parce qu'elle ne peut supporter les crimes de son homme, cela me semble bien plus terriblement tragique qu'une femme qui se tue dans un accès d'hystérie nocturne parce qu'elle ne peut supporter son propre crime.
Le plus stupéfiant dans tout cela, c'est que des changements si majeurs aient pu être imprimés à l'histoire par le seul pouvoir de l'image, sans inventer un mot qui ne soit de la plume de Shakespeare. Le texte est repris en l'état, quoiqu'il ne soit pas intégralement respecté puisque des entailles expurgent un peu partout de la pièce les répliques qui auraient desservi la relecture ou l'ambiance voulues par Kurzel ; mais la langue est celle du poète - ce qui pour une production de cette envergure, dans le paysage actuel, semble déjà relever de l'audace en soi si l'on en croit ceux que cela semble ennuyer mortellement d'entendre du Shakespeare dans le texte... pas une ligne donc qui soit ajoutée, rien que la didascalie que le film ignore pour emporter la pièce complètement ailleurs. Et se tenir comme ça pendant deux heures sur une espèce de crête impossible entre le mépris et l'admiration d'un tel matériau de départ, c'est juste éblouissant.
Une dernière chose dont je voudrais parler.
Fassbender est dans le rôle de sa vie, ça ne fait presque aucun doute ; il est Macbeth de chaque fibre de son être, osant au diapason du film une interprétation totale, sans retenue ; c'est simple, on croirait un possédé. Il faut entendre son rire, il faut voir le roulement d'yeux de dément lorsqu'il prononce : « Oh, full of scorpions is my mind, dear wife ! » - du grand art. À ce moment je pensais avoir vu toucher à quelque chose d'indépassable... puis sans qu'on sache d'où peut tomber un truc aussi prodigieux, vient le dernier monologue de Lady Macbeth : et là tu as Cotillard, face caméra avec ses yeux bleus immenses, qui te sort d'une traite une prise juste indescriptible... qui te joue cette scène jouée mille fois comme personne ne l'avait jamais jouée.
De quoi finir sur les rotules émotionnellement.
Sublime, juste sublime.