Le premier travail de l'apprenti-critique va consister a essayer de prendre le problème calmement. Ce ne sera pas le plus simple : nous sommes là face à un objet particulièrement coriace, ayant bénéficié d'un accueil presse ahurissant, quasi-unanime. Reconnaissons au film une qualité : l'opportunisme, le culot de la réalisatrice qui a eu une seule bonne idée et s'y est cramponnée : profiter du deuxième tour de l'élection présidentielle de 2012 et de sa puissance potentielle, à la fois cinégénique et symbolique, pour y incruster une fiction. Bravo. Maintenant, considérons le résultat. Une heure trente d'hystérie artificielle, filmée n'importe comment, ou plutôt le plus salement possible, le plus débraillé, le moins prémédité - fous-toi là avec la caméra / je suis en contre-jour / on s'en fout, action / attend j'ai pas le point / on s'en fout / je suis trois diaph sous-ex / super, ça va être dégueulasse c'est ce que je cherche, action / et le cadre ça te va ? / le quoi ?? - pour obtenir la palme 2013 du film le plus laid, haut la main. On pourrait considérer que c'est un choix qui se défend, que l'essentiel est ailleurs, dans la qualité de l'incarnation par exemple... Voilà le topo : j'ai longtemps été professeur au Cours Florent. Souvent, je faisais faire à mes élèves des exercices d'improvisation sur un thème donné, exemple : "vous êtes divorcé, tu as la garde, ton ex débarque à l'improviste pour voir les enfants, ça dégénère". Et le résultat, presque toujours navrant, c'est ce que nous donne à voir Justine Triet : des acteurs approximatifs, incompétents, sans vocabulaire, lâchés dans le vide sur une vague intention, sans une ligne de dialogue écrite, sans même un canevas auquel se raccrocher, et dont le refuge/réflexe est invariablement la répétition (dire plusieurs fois la même chose, une fois qu'on a trouvé les mots) et l'hystérie, les seuls motifs qui leur donnent la sensation que "quelque chose" peut éventuellement se passer pendant la scène. Ils vont toujours finir par se mettre à hurler, sans s'écouter l'un l'autre, se taper pour de faux, mais un peu quand même, voire s'en prendre au mobilier. Le tour de force de Triet, c'est de mettre en place ce type de dispositif, de s'imposer une prise unique à chaque fois, pas de retake, pas de repentir, et d'affirmer - comme Marcel Duchamp et sa fameuse fontaine - "c'est du cinéma". C'est ça le matériau de mon film, c'est ça que je monte, et je vous emmerde. Beaucoup d'autres ont tenté la même expérience. Le résultat peut être éblouissant ("Irréversible" de Gaspar Noé, qui tournait plusieurs prises mais ne donnait pas une ligne de texte à ses comédiens), voire juste réjouissant (comme les films de Sophie Letourneur). Mais faute de talent et d'inspiration, comme ici, c'est consternant, affligeant. Lamentable. Une escroquerie pure et simple, mais que nos critiques n'hésitent pas à qualifier de "cinéma-vérité" ! Quelle vérité ?? Vertov, Flaherty et Rouch s'agitent dans leurs tombes comme des derviches. Certes, on ne voit jamais des personnages : on voit des gens ordinaires, comme vous et moi, à qui on a demandé de faire signe d'être des acteurs dans un film. Pour les aider, on leur a mis des animaux dans les pattes (le chien du faux avocat, meilleur comédien du film), ou mieux encore, des petites gamines qu'on a fait pleurer pour de vrai (ce qui est assez dégueulasse dans le principe) pour saturer en permanence la bande-son et sidérer le spectateur en lui martyrisant les tympans. Quelle différence avec la nullité crasse d'une télé-réalité façon M6 ? Il ne manque que la fameuse voix off paraphrasant l'action : "Laetitia est furieuse, elle tente d'arracher Liv des bras de Vincent. Mais il ne l'entend pas de cette oreille et va demander conseil à son ami Arthur..." etc. Las. Si seulement Triet avait eu la vraie audace de pousser le bouchon jusque là. Son film aurait pu prendre une toute autre dimension comique, dans une auto-dérision assumée. Mais non. Tout cela est très sérieux. "Portrait d'une génération" (j'ai lu ça aussi) ? Combien de trentenaires vont se reconnaître dans cet asile d'aliénés ? Qui peut croire à cette galerie de personnages lobotomisés, infantiles, aboyant des litanies d'inepties ? Macaigne, plus insupportable encore que dans "La fille du 14 Juillet", incarne encore une fois un loser dépressif, incontrôlable - alors qu'il a pu démontrer (chez Guillaume Brac par exemple) qu'il avait mieux à offrir que cette caricature. Dans son propre court-métrage hystérique ("Ce qu'il restera de nous"), il avait au moins fait preuve d'un vrai sens du cadre, de la lumière, du découpage, soit l'essence même du cinéma. Triet s'en fout. Sa bonne idée lui suffit. Elle nous a bien eu. Elle est même allée à Cannes avec ça. Tant mieux pour elle. Tant pis pour nous.