Attention, cette critique spoile aussi lourdement qu'Incendies m'a marqué. Fatalement, ce mélodrame politique vient se ranger dans la catégorie des films dont je ne peux savoir avec certitude si je ne les apprécie pas moyennement pour de mauvaises raisons. Peut-être, en définitive, suis-je en train de confondre mon désamour pour le film avec ma mise en retrait volontaire de ce qu'il peut montrer d'horrible. Car la fusion entre fond et forme, bien qu'indirectement observable, me semble in fine être la principale caractéristique d'un film qui s'échine constamment à flouter les limites pour s'empêcher de les franchir. Concrètement, cette histoire, adaptée par le très bon Denis Villeneuve d'une pièce du dramaturge Wadji Mouawad (québécois d'origine libanaise) est complètement horrible. On y sent parfaitement des influences théâtrales, dans l'emphase incontrôlée de ce scénario, mais la force d'Incendies, c'est de ne jamais embrasser ses possibilités de renouer avec la tragédie antique dans sa grandiloquence métaphorique. Qu'on me comprenne bien ; une tragédie classique peut-être grandiose, inspirante à souhait. Mais jamais, ô grand jamais, aussi dérangeante. Car comme je l'ai dit, Villeneuve brouille complètement les limites, en refusant le pathos, les appuis dramatiques trop marqués, et tout ce qui aurait pu faire d'Incendies un drame bouleversant au sens conventionnel du terme. L'essence de ce film, il faut plutôt la chercher dans une opacité qu'il cultive à merveille, ne se livrant jamais sur ses intentions, sur un quelconque message (autre que celui sur la brutalité de la guerre, qui est d'autant plus marquant que Villeneuve le laisse s'écrire de lui-même, sans l'appuyer outre mesure). Non, Incendies n'a à mon avis pas pour but de faire pleurer dans les chaumières, de bouleverser au point de cultiver des valeurs morales chez son spectateur, de condamner sans ambages telles ou telles pratiques barbares. C'est un film qui devient monstrueux, parce qu'il refuse toute complaisance ou presque, sur un sujet qui force le spectateur à en réclamer. Le personnage de la mère notamment, que l'on suit d'abord avec empathie, finit par se perdre dans ses contradictions, générant un malaise comme rarement on sait le préserver au cinéma. Le meilleur marqueur de ce sillon brumeux et quasi-angoissant que Villeneuve emprunte, en défrichant complètement une manière neuve d'aborder le drame, c'est sa gestion narrative, qui alterne des passages du présent aux côtés des deux enfants dans leur quête identitaire et ceux aux côtés de leur mère, plongée dans la barbarie qui les aura vu naître. Qu'en dire, de ce mode narratif ? Qu'il est là simplement pour éviter trop de linéarité au récit ? Certes il y contribue, mais Villeneuve va bien plus loin, ou du moins s'il ne le souhaitait pas, son film finit par le faire. Pourtant, s'il aurait pu jouer de ces deux temporalités adjacentes pour créer des effets à suspense, Incendies s'y refuse. On a constamment ce temps d'avance sur les deux enfants, comme si le film refusait de jouer sur la surprise, comme s'il fourbissait d'autres armes bien plus puissantes encore. C'est ce que j'ai vraiment ressenti, ce climat de menace permanent venu de cette narration qui se sert si peu de ses moments glauques comme d'éléments propres à étonner ou dégoûter, comme si se cachait derrière cette barbarie devenue presque ordinaire quelque chose de bien plus terrible encore. Mais le fait de découvrir son vécu avant ses propres enfants semble aussi signifier combien la monstruosité de ce qu'a vécu leur mère peut générer de traumatisme, et être un choc nettement supérieur à leur simple ressenti lorsqu'ils apprennent eux-mêmes les événements. Et combien également, ils sont comme nous les jouets d'un destin que même le spectateur, qui en sait plus qu'eux, ne peut ne serait-ce qu'entrevoir. Cette gestion du récit est sidérante, et l'empreinte qu'elle m'a laissé est considérable. Le mieux, c'est que quand les rôles finissent par s'inverser, et qu'on découvre en même temps que les enfants le fin mot de l'histoire avant que tout ne soit confirmé par des flash-backs aux côtés de la mère, Incendies ne perd pas une miette de sa force, déjà parce que l'image confirme que de simples lettres ne sont rien face à une réalité vécue, mais aussi justement parce qu'une sensation de renversement s'opère à travers ce récit remis à l'endroit, comme si un engrenage imparable s'apprêtait à tout broyer devant lui. Tout ce travail narratif permet finalement à l'intrigue des excès impensables, avec lesquels n'importe qui d'autre s’abîmerait dans le ridicule. Mais pas Denis Villeneuve. Son film s'est, à ce moment là, déjà trop éloigné de toute démarche misérabiliste, moraliste ou prosaïquement dramatique pour qu'on puisse lui porter les griefs ordinaires. Il a accédé à un registre jamais vu, qui me dépasse tout autant que peuvent le faire les sentiments de la mère à l'égard de son fils, qui l'a violé et tourmenté pour devenir le père de ses deux autres enfants, et qu'elle aimera pourtant plus que tout. Des sentiments que je ne suis pas sûr de vouloir applaudir, et que le film ne peut pas réellement mettre en scène (qui peut concevoir quelque chose de si contradictoire sans avoir vécu ce qui l'a créé ?) mais il arrive à en faire ressentir la présence, notamment par les zones d'ombres qu'il laisse pour ses personnages. Cette mise en abyme est sidérante, et d'ailleurs appuyée par les réflexions que vient de lui-même susciter le parcours des enfants. Certes, ils ont appris dans cette dernière lettre l'atrocité de ce qu'a fait leur père, mais qui d'autre que nous, spectateur, a vu ce type tuer de sang-froid des enfants, le plus gratuitement du Monde. Quelque part et comme le film s'est si longtemps plu à nous le rappeler, on ne ressent rien réellement si on ne l'a pas vécu, et toute l'horreur de son scénario, j'ai l'impression qu'Incendies nous la réserve à nous. Voilà vraiment ce qui me traumatise, cette sensation qu'en définitive, ce film où je ne peux même plus m'accrocher à l'idéal du pardon, puisqu'il est motivé par des actes si horribles que je ne suis même pas sûr qu'il faille vraiment l'accorder, a dévoilé de long en large les atrocités de son scénario, mais qu'il n'a rien recollé, et décrit avec une puissance absolument inouïe le déchirement atroce que peut exercer sans limite la folie de l'être humain.