Et voilà. Le moment est venu de transmettre mon ressenti sur ce film. Je vous préviens, ça ne va pas être chose aisée. Comment, après avoir été retourné dans tous les sens, bouche-bée, avachi à en perdre son latin après une telle claque, mettre des mots sur un film qui n'en requiert pas ? J'ai déjà été touché par la grâce plusieurs fois devant un film de Tarkovski, moi fervent admirateur de Solaris, Stalker et Nostalghia. Mais là c'est tout autre. C'est à travers le sacrifice d'Alexandre pour trouver la vie après la vie, à travers cet arbre mort qui renait, à travers ces personnes perdues et pensives sur leurs vies et leur futur incertain que j'ai plongé. J'ai plongé très bas. Et me voilà au moment fatidique où j'essaye bêtement de taper des mots là où un simple élan de curiosité de votre part à vous lancer le film de vous-même serait hautement plus évoquant. Mais tentons tout de même.
L'histoire retiendra que le premier plan de la carrière d'Andreï Tarkovski est un travelling vertical haut partant d'un enfant pour arriver au sommet d'un arbre et que le dernier est exactement le même : c'est acté, Offret (Le Sacrifice) est le film testament d'un cinéaste mourant, l'un des plus grands qui n'aient jamais existés, qui, voyant sa fin arriver, clôt son œuvre de la plus belle manière qui soit et nous livre son chant du cygne avec ce film absolument bouleversant. Toute son œuvre est condensée et résumée en ce seul Sacrifice, où les thèmes les plus importants de sa carrière sont ici portés de nouveau, la spiritualité, la recherche de soi et le sens de la vie.
Il est compliqué de placer des mots sur une telle œuvre qui convoque davantage notre ressenti que notre raison. Non pas que Le Sacrifice est irrationnel, bien que complexe et peu évident à cerner, mais que son attrait repose bien plus sur l'atmosphère qu'il va créer que son histoire déjà passionnante. C'est même grâce à son intrigue que l'ambiance fonctionne autant. La lenteur si chère au réalisateur russe est ici encore plus extrême, rejoignant son conjoint Stalker en terme d'exigence. 2h30 ça fait peur, et ça fait encore plus peur lorsque l'on sait qu'une bonne heure de film est consacré à une errance dans le noir quasi total où le verbe laisse sa place à l'atmosphère quand ce n'est pas saucé aux dialogues philosophiques compliqués à suivre si propres au réalisateur. Ce n'est d'ailleurs pas anodin que la plupart ne s'y sont pas retrouvés dans ce film : Andreï Tarkovski pousse son style à l'extrême (bien que les nombreux hommages à un autre génie, Ingmar Bergman, qui considérait d'ailleurs Tarkovski comme le plus grand de tous, foisonnent. Peu de doutes sur le fait que ce dernier lui rendait ce compliment) : plus obscur, plus désespéré, plus chargé mais plus beau. Il atteint ici un aboutissement esthétique sublime, au delà de tout ce qu'il a pu faire auparavant, et venant d'un tel maître d'esthète ce n'est pas peu dire. Se lancer dans le visionnage d'un film de Tarkovski implique de se prendre sa baffe esthétique. Là, je ne m'en suis pas remis.
Des décors assez chaleureux comme le premier plan, à la froideur la plus clinique, la direction artistique se permet bien des fulgurances, sans jamais pour autant se trahir. La cohérence qu'opère Offret est sa force : tout se complète, rien ne se nuit, chaque élément sert à porter le film vers des sphères toujours plus élevées. Et il est nécessaire de noter que tout est orchestré à la perfection. Il n'est véritablement question du sacrifice du protagoniste, Alexandre, à mi-chemin ; ultime solution pour lui de se sortir de ce cauchemar bien réel. Grâce à cette écriture extrêmement fine, la variation des tons est sublimement fluide et renforce l'immersion. L'atmosphère va tantôt du plutôt léger au début à la profonde obscurité à mi-parcours avant de nous emporter dans l'indescriptible dans sa dernière demi-heure.
Indescriptible... En voilà un bon résumé de mon état d'esprit à la fin. Indescriptible de par la magnificence sidérante de certaines scènes, une lévitation sublime renvoyant à celle de Solaris qui était déjà l'une des plus belles scènes de l'histoire du Cinéma, une maison qui se consume sous nos yeux comme dans Le Miroir, Tarkovski semble faire à maintes reprises référence à ses propres films, ce qui confirme la posture testamentaire qu'il adopte à travers ce septième film, qu'il scelle par une dédicace finale à son fils lors du dernier fondu de sa carrière, tout comme Alexandre transmet son savoir et sa vision des choses à son fils qui est le seul à être resté lui-même au terme de cette expérience. L'image finale, référence à L'Enfance d'Ivan, nous rappelle que Tarkovski n'est pas que le nom d'un grand réalisateur, n'est pas que 7 grands films séparés, c'est une idée. C'est un objet uni, où chaque éclat constitue une énorme énigme dont chaque pièce du puzzle est laborieuse à acquérir. Tarkovski pratiquait un cinéma très personnel, où il se livrait à cœur ouvert à travers ses films sur sa vie, ses questions, ses réponses et ses pensées. C'est sous cette aura de fascination que le film se conclut. Que Tarkovski, en tant qu'idée, en tant que tout, se conclut. Et laisse le spectateur dans la seule envie de trouver toutes ces pièces et à scruter de nouveau Tarkovski, en apprenant à le cerner et à le faire dévoiler ses secrets les plus enfouis. C'est du cinéma à revoir... S'il y a bien une filmographie dans laquelle se replonger dedans est indispensable pour en discerner toutes les nuances, c'est celle-là (même si celle de David Lynch arrive juste derrière).
Reverrai-je Le Sacrifice ? Je ne sais pas. Je ne pense pas. Je n'en ai pas le courage. C'est trop radical, trop éprouvant, trop épuisant, je pense qu'il est mieux de ne se fier qu'à sa première impression. En tant que tel, je n'aurais pas beaucoup de mal à le considérer comme l'un des meilleurs films que j'ai pu voir, pour m'avoir fait vivre autant de chose et pour avoir autant résonné en moi. Pour m'avoir autant ouvert les yeux et autant fasciné. Je n'aurais aucun mal à m'étendre davantage sur cette pièce maîtresse (euphémisme) mais il serait vain de ternir le mystère qui entoure ce film et qui en fait son incommensurable beauté.
Tarkovski était admirable, il est dorénavant divin. Le Sacrifice s'impose comme un chef-d'œuvre inébranlable dont l'exigence du spectateur saura être récompensée par l'accès à une magnificence rarement égalée dans l'histoire du Septième Art. Jamais son cinéma n'a été aussi bouleversant et foudroyant, jamais un film n'a su être une expérience aussi éprouvante et pénétrante. À jamais il aura marqué le cinéma, ses contemporains, son public, et c'est transcendé, pensif, et plus que jamais fasciné, que le spectateur abandonne l'une des plus grandes icônes du Cinéma, à jamais redevable envers celui qui l'a tant chamboulé.