Quelques temps avant sa mort, dont je me plais à imaginer que dans un geste mystique qui renforce encore l'empreinte de son cinéma, il avait eu une sorte de prescience, Andreï Tarkovski signait Le Sacrifice, son film testamentaire et dernière pierre d'une filmographie qui décline tant une vision du Monde qu'un meta-discours sur la place que l'Artiste et l'Homme ont à y tenir. Si j'ai été un temps perturbé par ce dernier long-métrage et ses détours satiriques, il faut finalement se rendre compte que les palabres philosophiques et l'hystérie des personnages sont regardés comme des signes de leurs névroses, les symptômes d'un mal que Tarkovski espère guérir par l'art et la spiritualité, et cheminer vers une renaissance symbolisée par l'enfant. Je me plains d'ordinaire, devant les films du maître russe, de ne pas toujours réussir la connexion, de ne pas réussir à m'engouffrer dans le chemin tracé par les images dont il faut emprunter les rigoles, pour que le voyage devienne éminemment subjectif et intimement percutant. Cette fois, j'ai enfin eu le plaisir de réussir cette immersion et de profiter à plein de la maestria picturale de Tarkovski, qui filme ce bout d'île suédoise comme une prison infinie, comme un chez-soi aux dimensions d'un univers dont il a la profondeur. Ce contraste entre intimité et infini céleste qui se lient en l'être humain, que Tarkovski a si souvent trouvé, par exemple en faisant des étendues d'eau un miroir des cieux, sert à nouveau la puissance du long-métrage, qui s'avère par moments tétanisante. Maintenant, j'ai presque trouvé le film un peu trop lisible dans sa narration. Si j'avais été déçu du Miroir parce qu'il m'avait délibérément et complètement perdu, il conservait aussi à ce titre une aura de mystère double, celle des images et celle de l'intention du réalisateur. De doutes sur celle-ci, j'en ai peu (voire pas du tout) à la sortie du Sacrifice, et j'espère que mon avis sur le film n'en pâtira pas sur la durée. Mais après tout, Le Sacrifice était aussi un legs à la clarté nécessaire, et se voir expliquer oralement (comme le film, qui appelle plusieurs fois au silence, le rappelle) un geste spirituel n'est ni le comprendre, ni se mêler réellement au mystère et aux vérités de son accomplissement. Comme le sublime incendie qui vient dépouiller la maison pour en révéler la charpente, Tarkovski revient à l'essentiel et se libère dans le geste d'un démiurge, d'un créateur inégalable qui dépasse le Monde au moment où il le quitte. Dans son Journal, il clamait en tout cas qu'il aurait réussi son pari si son cinéma poussait les gens à aimer le beau, et à le rechercher. C'est chose faite, Andreï, bravo.