S’il est indéniable que la force de "No et moi" repose sur l’excellence du jeu de Julie-Marie Parmentier, Zabou Breitman propose un film intelligent, parce que accessible et doucement naïf, sur un sujet interpellant sans jamais sombrer dans le misérabilisme. La réalisatrice signe dès lors une adaptation réussie du roman éponyme de Delphine de Vigan. "No et moi" est avant tout un regard empli d’espoir sur la désolation de la situation des SDF. L’introduction du film est quelque peu didactique, voire vindicative. Par le biais d’un recours à une voix-over, celle de Lou (le moi du titre), Zabou Breitman livre une série de chiffres et de faits. Elle met à nu la réalité de la rue telle que perçue par les statistiques. Deux réalités se font face rapidement : celle commune, générale et consensuelle du constat horrible de cette désespérante situation; et celle singulière de Lou qui désire aller au-delà et comprendre cette réalité. Tout est dit d’emblée. Lou a rencontré une jeune SDF et en livre le récit. Le récit d’une rencontre que le spectateur est invité à faire. Cette première réalité de la voix-over, timide et mal à l’aise, est intelligente. Elle a pour mérite de conduire le spectateur à un degré certain de concentration. Cette voix-over change rapidement de statut, passant du pensant au parlant. La voix n’est autre que celle du jeune personnage livrant le fruit de ses recherches lors d’un exposé. Toutefois Zabou Breitman porte le choix de recourir ensuite à une voix-over en tant que telle, plus banale et platement explicative qui exprime le pathos de la protagoniste. Faut-il dès lors y adhérer… D’autant plus que la logique musicale renforce l’idée d’exacerbation du pathos (sans se limiter à celui de Lou). Une exacerbation trop marquée tant les recours, pluriels, sont nombreux. Le film narre donc l’extraordinaire aventure de Lou Bertignac (Nina Rodriguez), qui est une drôle de petite personne. Elle a 13 ans, mais largement deux classes d'avance (elle vient d'entrer en seconde dans un grand lycée parisien), elle est fille unique (mais a eu une petite sœur au prénom d'héroïne d'opéra, Thaïs, disparue de la mort subite du nourrisson) d'un père aimant mais souvent absent pour son travail (Bernard Campan) et d'une mère dépressive depuis le décès de sa cadette, 5 ans plus tôt (Zabou Breitman elle-même). Surdouée, réfléchie et solitaire, elle est la récitante de ces quelques mois de sa jeune vie que Zabou Breitman met en images pour sa quatrième (et très réussie) réalisation. Lou, qui aime passer du temps dans la gare d'Austerlitz pour y observer ses contemporains, rencontre "No"/Nora (Julie-Marie Parmentier), 19 ans, et déjà un an de vie errante (qui accepte contre quelques consommations alcooliques dans un café proche de se raconter). Lou prépare un exposé sur les "Invisibles", les SDF. Lou n'arrive pas à oublier No, qui n'est donc pas pour elle qu'un simple témoin, d'ailleurs plutôt rétif, d'un travail scolaire. La jeune fille ayant déserté la gare, Lou la cherche partout, et finit par la retrouver dans une file d'attente devant une soupe populaire. Débute alors l'amitié singulière de Lou et No, que rien pourtant ne rassemble. Le duo est en fait souvent complété par le deuxième ami de Lou, Lucas (Antonin Chalon), son camarade de lycée (un cancre qui a deux classes de retard), un solitaire finalement lui aussi malgré ses bonnes fortunes (il vit seul dans un grand appartement après le départ de son père pour le Brésil, et refuse de rejoindre sa mère et son nouveau compagnon, qu'il déteste). Lou arrive à décider ses parents à accueillir No dans la chambre inoccupée de Thaïs. Cette cohabitation curieusement permet à la mère de Lou de sortir définitivement de son mal-être, et No semble sur la voie de l'insertion sociale : elle a trouvé un travail de femme de chambre dans un petit hôtel. Pourtant ce mieux n'est qu'en surface pour la jeune fille : incapable de décrocher de l'alcool, par ailleurs arrondissant ses fins de mois en se prostituant avec des clients de l'hôtel, elle est chassée de l'appartement des Bertignac par le père de Lou. Celle-ci, incapable de renoncer à une amitié pourtant si inappropriée, fugue, et s'apprête à partir avec No pour l'Irlande. Mais cette dernière, dans un sursaut de lucidité, lui fausse définitivement compagnie. Vie douloureuse des sans-abris, perte d'un enfant, dépression... Avec un tel arrière-plan, il y avait tout à craindre du récit de Lou : mièvrerie et autres larmoiements, en particulier. Or, "No et moi" n'est ni un mélodrame, ni même l'occasion pour la cinéaste de se faire donneuse de leçons. Deux principaux parcours de vie sont envisagés : d’une part celui de Lou, qui va grandir de manière considérable au point de devenir femme; de l’autre celui de No. La dynamique d’évolution se base sur celle de la rencontre : de la timidité à la complicité, de la raison à la passion. La direction d’acteurs est bluffante. Si quelques séquences se veulent artificielles afin d’ancrer une distanciation humoristique qui est le reflet de la pensée de Lou, Zabou Breitman ancre une logique principalement réaliste où la qualité du jeu de l’ensemble des comédiens est à souligner. L’étourdissante Julie-Marie Parmentier (qui interprète No) capte notre attention de manière sidérante. La jeune fille, qui semble sans âge, ne cesse de témoigner d’une fraîcheur étonnante. Elle apparaît pouvoir tout jouer ou plutôt tout incarner. La justesse qui émane de son approche du personnage de No en est une nouvelle preuve. La nervosité tant de son phrasé que de ses mouvements est criante de vérité. Petit brin de femme, au visage poupon et angélique, Julie-Marie Parmentier est stupéfiante. Elle parvient à établir à l’écran une fine complicité avec sa jeune partenaire Nina Rodriguez (Lou). Elle se fond aux SDF incarnant leur propre rôle sans retenue. Elle est d’une rare crédibilité alors que la réalité transcendée par son personnage est d’une âpreté crasse. Zabou Breitman témoigne aussi d’une mise en scène duale qui se veut la rencontre d’un réalisme (d)étonnant dans les choix de cadrage et de montage et d’une artificialité romasnesque et visuelle. L’ensemble reste cohérent. Les personnages sont à la fois touchants et poignants de part leur manque d’affection et qui se cherchent au travers du récit. La confrontation des deux mondes, celui de l'adolescente et celui de la rue, est saisissante. Et la volonté de Lou de changer la société ne laissera pas le public indifférent. D'ailleurs, le spectateur lui-même s’attachera sûrement à No pour tenter de l’aider. Peu à peu, la peinture de la dure vie de SDF et de la déshumanisation s'estompent quelque peu pour laisser place à l’espoir et à la mélancolie. Cette nouvelle vie où les deux êtres vivront pleinement leur adolescence et retrouveront l’envie de vivre à pleines dents le moment présent fait le cœur du film. Traitant ainsi d'une renaissance et de l’espérance d’un avenir moins sombre, ce récit audacieux laissera au spectateur quelques marques et peut-être l'espoir de réduire l’individualisme et de changer le monde. C'est au final une histoire d'amitié absolument magnifique et improbable entre deux gamines trop mûres chacune dans leur genre (Lou, l'intellectuellement précoce, et No, brisée par l'abandon (une scène la montre ainsi essayer en vain de renouer avec sa mère, devant une porte qui ne s'ouvrira pas), sans repères ni identité, détruite par les beuveries, marquée à jamais par la violence de la rue) filmée avec délicatesse, sans effets appuyés, sobre et belle, et dont l'interprétation est parfaite (quelques afféteries de Julie-Marie Parmentier mises à part). Zabou Breitman en particulier fait une superbe composition (en mère revenant peu à peu à la vie) devant sa caméra tendrement inspirée. Cette amitié touchante qui porte le film est aussi appuyée par la présence d'un troisième membre, Lucas, le camarade de classe de Lou, adolescent un peu cancre sur les bords habitant tout seul ayant des relations difficiles avec ses proches (en particulier son beau-père). Ce trio trio va nous offrir de superbes moments autour d’une tranche de vie adolescente. L’émotion reste intacte à l’image; tout comme la solidité des rapports entre les 3 jeunes protagonistes. Ce trio de jeunes comédiens est exceptionnel. On parvient vraiment à ressentir les émotions adolescentes; la manière dont à cet âge-là tout est vécu à fleur de peau. En tant que spectateur, on passe du rire à la boule au ventre en quelques secondes. Et puis, tous les idéaux et la sensation de pouvoir changer le monde et les destins très présents chez la jeune Lou incarnent le vernis de toute puissance de l’adolescence alors que le cœur est encore fragile. En un mot, j’ai adoré passer 1h40 avec ce trio d’ados idéalistes, égratignés et passionnément attachants. On a une vision positive de la jeunesse qui fait du bien avec 3 personnages à des âges différents. Le parallèle avec un monde adulte plus raisonnable et raisonné représenté par le père de Lou est tellement vrai; et nous fait réaliser que l’on est passé de l’autre côté. La maturité s’oppose alors parfois violemment à l’idéalisme juvénile; et c’est les premiers conflits entre Lou et ses parents. Des conflits dont père, mère et Lou sortent grandis. C'est donc un merveilleux drame sur la misère sociale mais aussi une très belle fable sur l'adolescence, qui retranscrit très bien le mal-être adolescent, les émotions ressenties à cette période, la difficulté de se trouver, de s'épanouir, etc... Par ailleurs la bande-son du film est extrêmement sympathique et les décors sont très beaux (que ce soit le métro, l'appartement de Lou, celui de Lucas, le lycée parisien où étudient Lou et Lucas...). "No et moi" constitue ainsi un vrai drame touchant, poétique, sincère, tendre et juste qui ne peut laisser de marbre, ainsi qu'un très beau film sur l'adolescence (peut-être même l'un des meilleurs). Un chef d’œuvre pour ma part, ainsi qu'un magnifique drame français à voir impérativement