Il est des films dont la perfection ne saurait exister autrement que dans leur absence. A l’image de ces œuvres qui chaque année s’attendent le cœur lourd d’impatience, comme un messie chantant le paradis d’une terre promise. Un Paradis qui une fois s’offre à nous ne peut que s’évertuer à décevoir. Car l'impatience et le regret ne servent à rien : ils augmentent les chagrins, et en créent de nouveaux. D’autant plus lorsque la tentation par l’imagination avait su créer quelque chose de beaucoup plus grand : puisqu’à force de bouffer chaque image, de fantasmer chaque morceau de pellicule, de se sustenter d’un casting, d’un réalisateur, d’un synopsis…, toute perception s’en trouve biaisée par une sorte de fantasme créateur.
Imaginer l’œuvre en se l’appropriant, en la déformant au gré de nos envies, sans jamais en dénaturer le sens puisque celle-ci n’est qu’inexistence. Ou plutôt, sa réalité se limiterait seulement à ce minimalisme d’informations et d’aperçus qui suffisent à émoustiller notre intérêt à un niveau de création (in)consciente. Car tout créateur est intrinsèquement spectateur de son œuvre, à la différence que le « bâtisseur » a su concrétiser sa vision. Une vision qui souvent le dépasse, et qu’il faut savoir contrôler ou exploiter complètement. L’échec du tournage de l’Enfer tiendrait donc principalement à l’incroyable liberté qu’avait Clouzot sur son film (renforcée par ce budget illimitée). Une liberté qui s’est rapidement transformée en un désir (d’)inachevé. Car L’enfer, c’est une œuvre qui n’en a jamais vraiment été une, une frustration de chaque instant où le fantôme de l’absence se mêle à l’âme malade d’un architecte de l’Image obsédé par la perfection.
Une œuvre parfaite car elle n’existe pas. Une inexistence d’autant plus ironique que Clouzot se donnait corps et âme à la création du chef d’œuvre ultime. Et, en cela, le documentaire retranscrit particulièrement bien les obsessions du cinéaste, en cherchant à conter au-delà de tout didactisme, le drame que constitue L’Enfer : « L’histoire commence, et elle commence mal » nous annonce même Serge Bromberg. Une mise en équation de la jalousie où Clouzot se perd dans sa folie des grandeurs, entre remise en question constante de son travail et impasse mégalomaniaque. Toute la démarche des auteurs s’incarne donc dans le conflit, cette tentative de réflexion sur le repli et les limites d’un cinéaste ayant perdu toute efficacité créative (comme le montrait la minutie d’un Quai des Orfèvres ou du Salaire de la Peur) pour vendre son âme à son diable intérieur. Un film qui le tuera, bien des années plus tard, lorsque le destin jeta son dévolu sur un air de la damnation de Faust : toujours assez caustique de dire qu’il en est mort de l’Enfer.
D’expérimentations visionnaires en acharnement maladif (sur son équipe comme sur ses acteurs, ce qui causera le départ de Serge Reggiani), du présent à l’irréel, du film rêve au film concret, la frontière est souvent mince. Le documentaire en trace le basculement progressif de Clouzot dans la propre déraison de son personnage : devenu Marcel, il en est réduit à souffrir de la démence de sa création. A la psychose du réel, en noir et blanc, s’invitent les délires psychédéliques d’une jalousie en illusions. Une volonté totale de confrontation, de casser les codes plastiques en cherchant la véritable substance des sentiments dans l’art cinétique. Comme le souhait de Clouzot de prendre le dessus sur son époque en insérant une fantaisie outrancièrement poétique, aussi bien au niveau sonore que visuel, dans un réel en mutation. Mais au-delà de cette recherche esthétique proche de la schizophrénie, la véritable force de ces Images est de révéler le cinéaste obsessionnel qui sommeille en nous : s’attribuer les obsessions d’un Autre, et s’évertuer à aller jusqu’au bout de celles-ci.
Et du désir et du rêve de l’inachevé dans la destruction, L’Enfer est une non-œuvre caractérisée par son irrésolue transcription. Une soif de vacillement conférant aux rushes et aux multiples échantillons, une dimension quasi mystique, transcendant tout sentiment d’amertume en une obsédante fascination pour le fabuleux. Donner corps à des morceaux de rêves pour renforcer le manque à l’égard de l’édifice global en somme. Et au milieu de chaque morceau de pellicule s’illumine Romy Schneider, joyau parmi les joyaux, dont le seul sourire et le simple déhanché sur l’eau (magnifique ralenti de ski nautique) suffisent à nous faire incarner la jalousie de Marcel. Un regard amoureux, halluciné, émerveillé, par autant de magnétisme que de dévouement à son cinéaste. S’offrir tout entière à la caméra.
De ces extraits aussi ensorcelants que bouleversants, seuls le regret et la mélancolie subsistent. Sortir de la salle le cœur fragmenté de ces Images d’idéaux, là où toute perfection peut se voir comme la cause de l’échec et de la réussite du film. Chaque plan respire l’audace, entre bains déchirés de lumières et inversion de couleurs, entre verre invisible et projection de passions. Le documentaire se veut exploiter graduellement ce sentiment de maîtrise esthétique nouée au sentiment que tout est sur le point d’échapper à Clouzot, à commencer par sa propre rationalité. Une échappée définitive, car même s’il tentera d’assouvir ses pulsions plastiques dans La Prisonnière, Clouzot restera perdu dans les méandres de son Enfer. A tout jamais une histoire d’ambitions…
Au final, voir L’Enfer, c’est un peu comme rêver de ce bouquin parfait, se réveiller brusquement, et en oublier la substance pour que seules quelques bribes de perfection subsistent à la frustration de l’oubli. Une éternelle illusion de cinéphile, à l’aura vaporeuse qui s’efface progressivement du regard, un peu comme une Romy qui s’éloigne, disparaît dans le noir de l’écran, à l’ombre d’un film qui n’aura jamais existé autrement qu’à travers nos fantasmes.
Désir(é)(e)…