Curieuse coïncidence que celle de la sortie de "Morse" quelques semaines après le succès planétaire de "Twilight". A la lecture des synopsis, on pourrait croire que tous les deux racontent la même histoire, l'amour impossible entre deux ados, un humain et un vampire, dans un décor contemporain. Pourtant, il n'y a quasiment aucun point commun entre les vampires végétariens de Forks et les deux inquiétantes créatures de Blackeberg, le serial killer maladroit qui tente de saigner les ados comme on tue le cochon en Lozère, et la gamine blafarde et insensible au froid qui réussit un Rubik'Cube en quelques secondes (ça fout la trouille !).
"Morse" (aucun rapport avec le mammifère marin aux grandes dents, il s'agit du code de Samuel Morse qu'Oskar et Eli utilisent pour communiquer d'un appartement à l'autre, et qui n'est qu'un détail de l'intrigue) est une adaptation du livre "Let the Right One In" de John Ajvide Linqvist, malheureusement pas encore traduit en français. Apparemment, le roman précisait certains points : Eli est âgée de plus de 200 ans, elle est un réalité un garçon qui a été castré, l'homme qui l'accompagne est un pédophile et il se transforme en diable à l'hôpital....
Fort heureusement, Tomas Alfredson n'a pas adopté la même démarche d'explicitation. Au contraire même, et c'est tant mieux, car la force du film réside dans l'ambiguité qui le traverse de bout en bout. De nombreux événements se déroulent hors champ, annoncés dans une bande son très travaillée ; lorsque les personnages sont dans le cadre, il y a souvent un filtre entre eux les spectateurs : glace embuée, verre dépoli, obscurité des abords de la cité. Et quand rien ne les masque, le recours systématique à une très faible profondeur de champ les isole, à la mesure des solitudes d'Oskar et Eli.
Oskar apparaît comme un de ces adolescents diaphanes qu'on croise chez Gus Van Sant. Victimisé par des garçons au sadisme ordinaire, il rêve de vengeance le soir chez lui, retournant la bêtise et la malignité contre les fantômes de ses agresseurs. Les premiers mots qu'il prononce du film, en caleçon et armé d'un couteau dans sa chambre, sont "Crie, crie comme une truie !"; ce sont ceux-là aussi qu'Eli entend, et qui l'attire vers ce voisin étrange, même à ses (grands) yeux. Il n'est pas vraiment sympathique, tant on a envie de le secouer, de le redresser, de le relooker, mais comparé à son environnement, il a une forme de pureté que plus personne ne semble avoir dans ce grand ensemble impersonnel.
Car si on ne peut pas vraiment s'identifier à un tueur d'enfant qui transporte son petit matériel dans une malette de docteur, ni à la goule qui saute à la gorge des voisins, les gens "normaux" n'ont rien pour plaire, que ce soit le petit bourreau à la gueule d'ange, flanqué de ses Crabbe et Goyle, le prof d'E.P.S. qui ne voit rien, les habitants du bloc qui réclament le retour de la peine de mort, ou même le géniteur d'Oskar qui abandonne son rôle de père cool dès qu'arrive son copain.
Le flou qui nimbe en permanence les personnages s'étend aussi à l'intrigue : qui est cet homme qu'Eli semble dominer, et qu'elle désigne comme son père quand elle vient à l'hôpital ? Pourquoi Eli demande à Oskar s'il l'aimerait autant si elle était un garçon ? D'où vient cette étrange lassitude chez cette gamine qui avoue avoir douze ans "depuis longtemps" ? La narration elle-même semble engourdie, avec des moments d'étirement, des explosions de violence (superbe scène finale, vue d'un point de vue bien particulier), et des détours inattendus.
Tout en inscrivant certaines propriétés des vampires (le danger de l'exposition aux rayons du soleil, la transmission du mal par morsure, l'interdiction de franchir une porte sans y avoir été invité) au coeur de l'intrigue, "Morse" s'affranchit des codes gothiques usuels avec une distance poétique, servi par les deux jeunes comédiens, particulièrement Lina Leandersson qui incarne Eli avec une grande finesse, suggérant une maturité bien supérieure à son apparence.
Indéfectiblement lié aux paysages et aux moeurs de la patrie de Lisbeth Salander à l'heure où agonisait Leonid Brejnev, "Morse", fort des prix glanés dans de nombreux festival, va faire l'objet d'un remake hollywoodien, confié à Matt Reeves, le réalisateur de "Cloverfield". Une chose est sûre : ça sera peut-être bien, mais ça sera forcément autre chose.
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