C'est un tableau générationnel, celui d'une certaine jeunesse parisienne dans les années 1970, un peu désenchantée, perdue entre aspirations libertaires et tendances réactionnaires, critiquant autant Mai 68 et Sartre que la France de Chaban. Tableau documentaire, en prise directe avec une réalité quotidienne. C'est aussi une autofiction, nourrie de la vie et des amours du cinéaste, Jean Eustache. Le regard, qu'il soit tourné vers la société ou vers l'intimité, est toujours acéré, traduit par une verve incroyable. Ce film est un vrai tour de force verbal. Dans un dispositif formel austère (noir et blanc, beaucoup de plans fixes, peu de variété dans les décors), c'est le verbe qui brûle la pellicule. Un verbe haut en couleurs, d'une densité folle, d'une grande liberté de ton, tour à tour grandiloquent, cynique, drôle, charmant, littéraire, cru, dramatique, pathétique... Il faut un petit temps au début du film pour s'habituer à ce style très écrit. Les premières minutes, entre Jean-Pierre Léaud et Isabelle Weingarten, sont terriblement artificielles. La suite gagne heureusement en spontanéité et on peut se laisser emporter par un flux singulier qui, durant 3 h 40, captive, étonne ou sidère (le monologue de Françoise Lebrun, vers la fin). Si le film, à bien des égards, fait écho à la Nouvelle Vague, il s'en distingue cependant par ce travail d'écriture extrêmement précis, loin de toute improvisation. En résultent des portraits fouillés et complexes. Le personnage de Jean-Pierre Léaud : séducteur disert et pédant, intarissable raconteur d'histoires, intello revendiquant des goûts populaires, narcisse odieux et attachant, irresponsable angoissé. Le personnage de Françoise Lebrun, dont la désinvolture révèle une profonde désespérance, une profond dégoût de tout. Le personnage de Bernadette Lafont, entre contestation et acceptation. Trio bancal qui dit la difficulté de vivre, d'aimer, d'éprouver sereinement la liberté, trio qui expérimente l'amour libre et ses limites, frontières cruelles, noirceur finale.