Considérer ce film comme un biopic de Gainsbourg serait une hérésie, le film se posant vraiment comme un "conte" cinématographique. Sfar ne veut pas retracer la vie de Gainsbourg mais juste faire partager au spectateur les images qu'il se fait de lui. Rien ne dit que ce que vit Gainsbourg dans le film a eu lieu réellement et honnêtement on s'en moque. Le film est un hommage au génie délirant de l'Homme à la tête de Chou, dont l'imaginaire est revisité par la fantaisie graphique du dessinateur, qui use des dessins et des marionnettes pour monter une espèce de petit théâtre "gainsbarré" qui semble être le reflet de la vie telle que la voyait Gainsbourg.
Le film a de quoi rebuter au départ par son côté "joyeux bordel" et le côté artificiel de certaines prestations d'acteurs. D'ailleurs j'ai lu parfois que Laetitia Casta était nulle en Brigitte Bardot, ce qui est complètement faux. Car il faut comprendre que Sfar ne veut pas représenter la vraie histoire entre Bardot et Gainsbourg mais plutôt une histoire fantasmée, l'histoire que tout le monde s'imaginait à l'époque. La BB du film, c'est la BB icône sexuelle des années 60 qui mettait des pauses tous les trois mots comme dans Le Mépris et qui dégageait une puissance érotique à chacun de ses gestes. Tout le film fonctionne là-dessus et s'organise autour des femmes de la vie de Gainsbourg, qui forment les vraies icônes du film.
Il y a d'abord le Lucien Ginsburg jeune, celui qui doit supporter le fardeau du judaïsme de ses parents sous l'occupation et qui forge déjà un relationnel particulier avec les femmes par le fantasme, que ce soit par cette histoire d'amour rêvée, loufoque et très touchante avec une femme qu'il prend comme modèle pour ses peintures, ou cette relation très particulière qu'il entretenait avec sa mère russe. Les dialogues du jeune Gainsbourg sont excellents et forment les premières grandes scènes du film, mais loin d'être les dernières. Déjà à cette époque, Gainsbourg créait Gainsbarre que Sfar représente judicieusement par une marionnette géante, caricature du grand nez et des grandes oreilles du chanteur.
Se succèdent les rencontres : à l'exception d'un seul homme, Boris Vian (incarné à la perfection par Philippe Katerine, celui qui adore regarder danser les gens au bar du Louxor), rencontre propice à une scène extraordinaire au domicile de Vian, il n'y aura que des femmes dans la vie de Gainsbourg : Fréhel (Yolande Moreau) dans sa jeunesse, Juliette Gréco (la ténébreuse et élégamment superbe Anna Mouglalis, dont la voix grave et suave vous envoûte de longues minutes), Bardot évidemment (Laetitia Casta n'a jamais aussi bien joué un rôle au cinéma, et ne le refera sans doute jamais), Jane Birkin (la très belle et très regrettée Lucy Gordon, dont la candeur illumine le dernier tiers du film) et enfin Bambou (la sensuelle Mylène Jampanoï). La force du film réside dans la manière de Sfar à faire de toutes ces histoires des fragments avec lesquels il jongle pour nous présenter un Gainsbourg à chaque fois différent mais qui nous rappelle toujours le vrai Gainsbourg.
Dans ce genre de films, tout repose sur la qualité de jeu des acteurs, et Johann Sfar a trouvé la perle rare en Eric Elmosnino. Il ne joue pas, il est Gainsbourg! Tout dans ses gestes, son attitude, sa voix grave et cassée, sa nonchalance élégante nous rappelle le chanteur et on voit vraiment revivre Gainsbourg pendant deux heures à l'écran. Le reste du casting est à la hauteur, surtout la jeune Lucy Gordon, qui s'est suicidée quelques mois après le film ; outre sa beauté resplendissante, elle incarne Jane Birkin, celle qui vivra les mauvaises années de Gainsbourg, celles où ses démons refont surface. Les scènes de tristesse de Birkin ont vraiment quelque chose de dérangeant car je n'ai pu m'ôter de la tête le destin tragique de son interprète. Quand Birkin pleure, on voit aussi Lucy Gordon pleurer, regarder dans le vide avec cette détresse et cette douleur si poignante. Ces séquences-là sont émouvantes, vraiment.
S'il fallait formuler un bémol, il concernerait la difficulté qu'a Johann Sfar à entretenir la folie des deux premiers tiers du film dans les trois derniers quarts d'heure, qui semblent un peu plus sage. Mais quoiqu'il en soit, Gainsbourg (Vie Héroïque) réussit le pari de rendre hommage à l'artiste et à l'homme et à intéresser même ceux qui comme moi ne sont pas forcément des adorateurs de Gainsbourg à l'oeuvre de ce très grand artiste. Tour à tour drôle, profond, léger, poignant, farfelu et émouvant, ce film est une très belle surprise et mérite vraiment de rencontrer le succès.