Le premier plan du film est un plan fixe en contre-plongée sur un ciel bleu vu à travers un pare-brise. Puis le contre-champ sur un gamin mutique assis à la place du mort avec la voix hors-champ de sa mère, suivi d'un traveling en caméra portée sur Shin-ae qui téléphone à un dépanneur. 2 heures 30 plus tard, le dernier plan cadre à la poursuite de quelques mèches de cheveux le sol d'un coin de jardin laissé à l'abandon. Entre les deux, le parcours de Shin-ae qui découvre que le réconfort ne se trouvait pas au plus haut des cieux, ou, comme le dit Lee Chang-Dong, "que le sens de la vie ne se trouvait pas dans le ciel mais sur la Terre".
Avant le début du récit, Shin-ae a déjà été confrontée au pire, la trahison et la mort de son mari. Pourtant, c'est une femme mutine, gamine même, qui abandonne Séoul et le jugement de sa famille pour repartir à zéro dans un lieu portant l'empreinte du défunt. Etonnamment gamine, réussissant à arracher un sourire à son fils en faisant semblant de croire qu'ils sont collés, tirant la langue à son frère, applaudissant Jun au concours scolaire d'éloquence comme si elle était au stade, ou s'éclatant avec ses toutes nouvelles copines dans un karaoké bien arrosé.
Pourtant malgré la balourdise de Jong-Chan, touchant Séraphin Lampion amoureux, malgré les petits ragots et les gros cancans de ce Saint-Robin coréen, malgré l'inscription Holly Kids, Holly Life du t-shirt de Jun, il y a comme une menace qui plane sur la volonté de renouveau de Shin-ae. Ses sautes d'humeur, son regard absent sont comme une prémonition. Et deux fois, elle panique en ne retrouvant pas son fils qui joue à cache-cache.
Car c'est une des forces de la réalisation de Lee Chang-Dong que de jouer en permanence de changement de tonalité, flirtant parfois avec le fantastique, zappant sur l'émotion brute pour retourner à la contemplation où son sens du détail rend prolifique cet étirement de la durée. Plusieurs scènes très différentes illustrent cette maîtrise : sortant d'un karaoke avec ses amies, Shin-ae découvre la disparition de Jun ; elle se précipite dans la nuit vers le garage de Jong-Chan pour demander du secours, et elle le découvre seul dans sa boutique en train de beugler dans le micro de son karaoke. Cette vision d'insouciance douloureuse la renvoie à sa propre culpabilité et elle repart, seule. Quand elle reçoit le coup de téléphone du ravisseur, on n'entend que ses paroles, entrecoupées de sanglots, avec en bruit de fond la musique lancinante du jeu électronique auquel jouait Jun.
Et alors que beaucoup de scènes sont filmées avec un caméra mobile, souvent très près des acteurs, la scène de la découverte du corps se fait en plan fixe et très large, avec la frêle silhouette de Shin-ae perdue dans l'immensité du décor au milieu des policiers.
La seconde partie du film, à partir de la mort de Jun, semble épouser la perte du sens de la réalité de l'héroïne. On a certes du mal à croire à ce Chemin de Damas aussi brusque, et à la transformation de la jeune veuve irrévérencieuse en dame patronnesse, même si la scène du karaoke des âmes perdues au temple évangéliste est assez époustoufflante. Mais cette conversion hâtive prend tout son sens plus tard, quand elle rejette Dieu en disant : "Dieu a dit qu'il a pardonné l'assassin de mon fils : à quoi ça sert que je lui pardonne, Dieu l'a déjà fait..." La souffrance niée par l'anesthésie des bondieuseries ressort avec une puissance décuplée, et la colère se cumule au désespoir.
Récompensée à juste titre à Cannes, Jeon Do-Yeon réussit à donner vie aux multiples facettes de son personnage, avec une capacité troublante à passer de la futilité à la gravité ; et c'est justement cette absence de transition qui crée le malaise et rend si crédible son personnage pourtant si excessif.
Loin de se résumer à quelques polars violents inspirés du cinéma hong-kongais ou à des films en costumes, le cinéma coréen a été capable ces derniers temps de présenter sur nos écrans trois drames psychologiques intenses et originaux, avec "April Snow", "Time" et "Secret Sunshine". Dans ce pays où le cinéma bénéficiait jusqu'à il y a peu d'un système d'aide à la production proche de celui de la Farnce, espérons que la remise en cause de ces aides au nom du libéralisme et à l'initiative des Américains ne conduira pas à la disparition d'un cinéma d'auteurs aussi intéressant.
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