Décidément, la production cinématographique de la semaine m'a amené à fouiller dans ma bibliothèque. Après les écrits de Guevara, place à la relecure, 25 ans après, du roman de Marguerite Duras. Démarche risquée, car la confrontation d'une adaptation non pas à un lointain souvenir de lecture, mais au texte lui même, est souvent cruelle, et particulièrement quand il s'agit d'un écrivain qui a aussi été cinéaste.
Je rends mon verdict d'emblée : c'est du Canada Duras. Ca a le décor du livre, ça récupère les principaux éléments de l'intrigue (en bousculant un peu la chronologie), ça reprend même textuellement de nombreuses répliques, mais ce n'est pas du Duras. Pire, c'est une pâle copie du roman vidée de sa substance, et particulièrement à cause de cette reprise des dialogues du livres. Dans le roman, ces dialogues qui reviennent en boucle ne sont que la partie émergée de l'iceberg, soutendus en permanence par le point de vue des personnages rapporté par la narrateur.
Or dans le film, en l'absence de voix off, ce sous-texte ne peut être que suggéré par le jeu des acteurs ou par des dialogues additionnels. Et là, les contresens pullulent : la mère nous est présentée comme une sorte d'executive-woman gentillement cinglée, alors que dès le début du roman elle déjà a renoncé à ses espoirs. Joseph est beaucoup trop charmeur, apparaissant comme juste bourru, loin de ce qu'en dit la mère : "S'il est grossier quelques fois, ce n'est pas de sa faute. Il n'a reçu aucune éducation". Quant à Suzanne, elle apparaît comme une adolescente un peu aguicheuse, et son désir de s'enfuir de la concession, fondamental dans le roman, est tellement nié qu'à la fin elle semble succéder à la mère dont elle a pris le chapeau.
Autre interprétation douteuse, M. Jo. Nul part dans le roman il n'est précisé s'il est blanc ou asiatique ; depuis, Marguerite Duras a révélé que M. Jo était chinois. Dans le film, cette origine semble être à l'origine de la détestation de Joseph, qui éructe un certain nombre de remarques racistes : "Jaune à l'extérieur, blanc à l'intérieur" ou "Un indigène avec une blanche, ça, jamais !". Or, le dégoût de Joseph repose avant tout sur la richesse de M. Jo, dont il dit : "C'est un con. Pas méchant, mais vraiment trop con." Et puis, alors que M. Jo disparaît du récit une fois son éviction prononcée par le conseil de famille, Rithy Panh le réintroduit dans un rôle d'instigateur de l'expropriation des paysans de la plaine.
C'est d'ailleurs là que je situerai mon reproche principal, celui de faire le coucou dans le récit de Marguerite Duras. Alors que dans le roman, les paysans ne sont évoqués qu'à travers la vision de la mère (avec notamment le passage hallucinant sur les tombes des petits enfants vite creusées parce que les poux ne restent pas sur un cadavre), dans le film Rithy Panh prend de grandes liberté avec le texte pour rajouter pesamment des épisodes sensés dénoncer la barbarie colonialiste.
Ce n'est plus la même histoire, et ma relecture récente de l'oeuvre originale m'empêche d'aborder le film indépendamment de cette comparaison. Version à la fois édulcorée par rapport à la folie des personnages, et tarabiscotée par rapport à l'intention didactique, ce "Barrage contre le Pacifique" ne trouve jamais le ton juste, malgré les efforts méritoires d'Isabelle Huppert.