Entre les murs
« There is no such thing as political murder, political bombing, political violence. There is only criminal murder, criminal bombing, criminal violence. There will be no political status ».
Irlande du Nord, 1981. Face à l’intransigeance de Margaret Thatcher, inflexible, les détenus de la Maze Prison, anciens membres de l’IRA pour la plupart, décrètent qu’ils ne se laveront plus tant que leurs vêtements civils ne leur seront pas rendus. Parmi eux, Bobby Sands , figure révoltée aussi inflexible que la Dame de fer, décide d’entamer une grève de la faim.
Le spectateur de 2008 connaît l’issue de ce combat. Sands est mort. Thatcher n’a pas faibli. McQueen se déleste ainsi d’un poids pesant : il n’a pas à ménager la surprise, car chacun connaît cette histoire. Pourtant, dès les premières minutes du film, il perd le spectateur.
En effet, la première partie de ce triptyque est flottante : qui est qui ? Qui est cet homme lavant ses mains meurtries ? Qui sont ces jeunes détenus dont on oublie vite les noms ? Où est Bobby Sands ? Le fil narratif se déroule, se coupe, s’emmêle. Le spectateur croyait connaître mais ne reconnaît pas. Les seuls dialogues sont des échanges de cris, les seuls bruits des coups martelés. McQueen brouille les pistes.
On assiste seulement à la lutte de deux entités, deux masses désincarnées, seulement reconnaissables par leurs attributs : les barbus hirsutes, enroulés dans leurs couvertures, face aux porteurs de matraques et d’uniformes. Ces personnages ont pourtant une histoire, ces hommes ont des épouses, des mères, des choses qui les attendent hors de ces murs dont la caméra refuse de s’échapper. Steve McQueen pratique en somme une forme de hors-champ narratif. Ces instants ne sont que des fragments de vie, isolés d’un ensemble que l’on devine plus vaste mais que le réalisateur refuse de nous montrer. Comme la caméra, les prisonniers et les gardiens, nous sommes entre les murs, au coeur de la lutte. Ces murs sur lesquels la caméra se fige, glisse, ces murs maculés de sang et de merde.
De toutes parts, le spectateur est agressé. Les coups l’assourdissent, les escarres le répugnent, l’odeur des excréments lui reste dans le nez. Le rapport que le réalisateur entretient avec son film est sensible, tactile : il nous traîne de force devant ce spectacle insupportable, abject, atroce. Avec une précision documentaire, sans artifices, il filme les fluides s’échapper des corps, sur les murs ou sur le sol, il enregistre les sons des coups, sur le bitume ou sur les os, notamment ceux de Sands qui se révèle, après une demi-heure, caché sous une épaisse tignasse.
Au centre de ce triptyque, un dialogue. Au cours d’un plan séquence de plus de vingt minutes, Sands bavarde avec un prêtre de tout et de rien (surtout de rien à vrai dire), discussion d’une banalité déconcertante qui nous perd, nous égare, et s’amuse à nous saisir dès qu’elle se recentre sur le sujet principal du film, le sacrifice de l’individu pour la communauté.
Bobby Sands, déterminé, décide d’utiliser la seule arme qu’il lui reste, son corps d’être humain, pour lutter au cours d’une dernière demi-heure particulièrement crue. Au fil des ellipses, le corps se dégrade, révélant la maigreur et les escarres, et le film, devenu pratiquement muet, prend des allures métaphoriques. Face au sacrifice de ce martyr moderne, qui meurt aux côtés de sa madone, McQueen adopte un style plus épuré, plus sage, moins révolté : une plume signifiant la légèreté du corps et le passage du temps, une photo d’enfant sur le bureau du médecin qui, hors-champ, dresse aux parents un diagnostic froid et formel, …
L’oeuvre de McQueen est avant tout celle d’un plasticien, jouant avec la matière et l’objectif, mais aussi avec le spectateur qu’il entraîne au fond de l’enfer le temps d’une projection. Si la fausse complexité de sa structure narrative, sa lutte quelque peu manichéenne et sa dureté peuvent rebuter plus d’un spectateur, Hunger reste avant tout une expérience hors du commun, violente et haletante, un voyage peu plaisant aux confins de la brutalité humaine.