Il était à parier qu'un tel film déplairait, notamment par les traits et les travers qu'il pointe avec un humour caustique. Quand on regarde la critique française, on n'est nullement étonné de lire des articles plus désolants les uns que les autres concernant le nouveau film de Denys Arcand. Les pires critiques viennent des journaux dits de gauche comme Les Inrockuptibles ou Le Nouvel Observateur. C'est dire que le film mérite amplement d'être vu pour obtenir de tels « éloges ». Par ailleurs, il y a de quoi être surpris d'une réception aussi négative, ne serait-ce qu'en prenant concrètement appui sur le film. L'âge des ténèbres ne règle aucun compte, comme certains le croient, avec les services sociaux québécois. Piètre commentaire et Denys Arcand a tout de même plus de talent et d'ambition que cela : comme il est québécois, il est amené bien évidemment à parler de ce qu'il connaît le mieux : le Québec. Le film n'est pas une comédie simplette, ni une tragédie noire, mais il est bien à cheval sur deux registres, voulant faire rire quand le sujet est sinistre, et voulant remettre du tragique quand la situation tourne au vaudeville, façon subtile qu'ont les vrais artistes de ne pas verser totalement dans la complaisance. Autrement dit, la volonté ferme d'être critique tout en se gardant du ton grave et affecté de l'indignation (le pathos).
Denys Arcand aborde quelque chose qui fait grincer des dents et c'est certainement cela que les critiques pointent avec hargne tout en faisant croire évidemment que c'est la forme du film qui pêche, voire en déformant sciemment son propos. Ce n'est pas par hasard si L'âge des ténèbres a une réception aussi médiocre que Je pense à vous de Pascal Bonitzer. Le film traite de ce sujet que beaucoup évitent et ne veulent pas aborder. Depuis au moins Le déclin de l'empire américain, le cinéaste traite du déclin de la civilisation occidentale. Et ce dès les premières images du film : « Le livre part de l'hypothèse que la notion de bonheur personnel s'amplifie dans le champ littéraire en même temps que diminue le rayonnement d'une nation, d'une civilisation. » dit un professeur. Plus loin, elle concluait, du moins provisoirement : « Les signes du déclin de l'empire sont partout. La population méprise ses propres institutions, la baisse de la natalité. Le refus des hommes de servir dans l'armée, la dette nationale incontrôlable, la diminution des heures de travail, l'envahissement des fonctionnaires, la dégénérescence des élites. Avec l'écroulement du rêve marxiste-léniniste, il y a aucun modèle de société dont on pourrait dire : "Voilà comment nous aimerions vivre". (...) Nous vivons un processus général d'effritement de toute l'existence. »
Le déclin n'est pas la décadence. Le mot vient du latin declinare ("détourner", "éloigner", "écarter", "s'éloigner " etc.), et conserve, en relation avec le premier sens du verbe décliner, le fait de décroître (comme un arbre qui décroît par exemple). Il s'emploie pour signifier une perte de vitalité dans le sens figuré de perdre des forces, pencher vers sa fin. À ceux qui s'empresseraient d'y voir un quelconque nostalgisme ou passéisme (à la limite, pourrait-on dire, le retour en arrière n'est pas la régression) en lieu et place de leur présentisme qu'ils prennent pour le bien suprême, le cinéaste trace au contraire un constat grinçant de la situation actuelle.
Dans son nouveau film mieux maîtrisé et mieux réalisé que Le Déclin de l'empire américain, Denys Arcand met dans la bouche de son personnage principal le mot de désintégration. Celui-ci paraît plus « technique » et le cinéaste s'est fait, entre-temps, plus désabusé. S'il pense toujours que l'être humain peut s'en sortir individuellement, il est nettement plus critique concernant la société en général. Il y a de quoi.
L'histoire est simple. Un bureaucrate des services sociaux québécois, Jean-Marc Leblanc (Marc Labreche), marié à Sylvie Cormier (Sylvie Léonard), est père de deux filles. Sa vie l'ennuie et il s'imagine en comédien de talent, en empereur romain, en écrivain séducteur, poursuivi par une journaliste-people, Karine Tendance (Emma de Caunes), qui lui demande sans arrêt de la culbuter dans l'instant. Il se rêve ayant une maîtresse, une mannequin Véronica Star (Diane Kruger). Puis un jour, reniant ses rêves, il se résout à assumer son existence plus concrètement. Le sujet semble aller de soi mais comme d'habitude, c'est par le détour du contenu qu'un sujet atteint à sa réelle portée existentielle.
Outre les prises d'otages à foison, le réchauffement de la planète (autre mot pour la croissance économique), les massacres de masse, les enlèvements en pagaille, les épidémies inconnues qui déferlent, la peur panique des microbes, les attentats qui dévastent le monde, le spectacle hallucinant de milliers de carcasses de vaches abattues, la profusion des terrorismes en tous genres, les femmes battues, les suicides et les dépressions en cascade, ainsi que, ne les oublions pas, les chiens et les vieux abandonnés sur le bord de l'autoroute en plein été ou dans leur appartement (l'ordre est au choix), on n'en finirait plus de dénombrer les fléaux qui s'abattent sur l'être humain et sa planète même si certains croient encore au progressisme comme au Père Noël. Il y a eu les curés, il y a eu les curés rouges, il y a maintenant les curés humanistes, de préférence festifs et rigolards, toujours prêts à se cacher derrière le rire automatique de convenance.
Un œil sur le quotidien et son concret tout d'abord, le cinéaste ne manque pas de relever les conversations téléphoniques où hommes et femmes dévoilent impudiquement leur intimité, ne se rendant plus compte qu'ils viennent de rompre la frontière sacrée entre sphère publique et privée (la femme qui parle tout haut de ses hémorroïdes). Le film force souvent à peine le trait, histoire que ce dernier soit encore perçu avant de passer pour banal un jour prochain et d'être ainsi dilué dans le quotidien. Il montre par exemple Jean-Marc et deux autres employés obligés de fumer en cachette, activement surveillés par une patrouille anti-tabac et son chien policier. Les nouveaux flics travaillent pour votre bien et contre votre gré ! On n'oublie pas non plus la scène où la chef de service, Carole Bigras-Bourque (Caroline Neron) dénonce Jean-Marc à la direction pour avoir osé prononcer le mot nègre envers son collègue de travail noir William Chérubin (Didier Lucien), même si celui-ci proteste que le mot était employé dans l'expression « Travailler comme un nègre ». Les nouveaux délateurs sont des antiracistes notoires et visibles. Anecdote sans doute prophétique, on apprend que le mot nègre est un non-mot ( !) et a été rayé de la langue française !
S'il n'y avait que cela dans le film, ce serait insignifiant mais Denys Arcand inclut tous ces éléments dans notre histoire contemporaine afin de dessiner un portrait inquiétant de l'avenir de notre société post-industrielle. À l'évidence, il sent bien que nous vivons une mutation anthropologique, structurelle. L'âge des ténèbres vise ainsi sans conteste la post-humanité que les sociétés libérales, de droite comme de gauche, que l'on veut faire advenir, un homme sans dialectique, sans ombre, ayant perdu le sens du tragique, mou et mobile, déstructuré, impuissant face à la cruauté, paralysé par les bons sentiments, dominé par son égoïsme infantile, à plat ventre devant la moindre innovation technique. C'est dire à quel point même ceux qui trouveraient cela banal ont déjà accepté le monde qui advient, c'est-à-dire sans s'étonner le moins du monde de sa venue et donc sans l'interroger concrètement. A la bonne heure, le film de Denys Arcand n'est pas un film-citoyen, de proximité, mais au contraire, il crée de la distance et veut vexer notre bonne humeur de façade. On le rapprochera d'un Marcel Aymé.
L'âge des ténèbres croque avec drôlerie ces post-humains ou ces post-machines (on ne sait plus) avec leur oreillette Blue Tooth, toujours en grande conversation avec on ne sait qui, ou ces adolescents (dont notamment les deux filles de Jean-Marc) un casque de walkman sur les oreilles et ou une petite console de jeux dans les mains, sourds au monde qui les entoure (et bientôt réellement sourds tant les pathologies se développent dans ce domaine). Le film indique très bien comment la cellule familiale a éclaté et que l'individu, désormais de plus en plus livré à lui-même, atomisé, ne peut qu'imploser. Sur ce point, le cinéaste ne pouvait pas rater l'affligeante machinerie libidinale des speed-dating (pourquoi sont-ils là et pourquoi tant de gens y participent réellement et concrètement ?) ou les reconstitutions factices du Moyen Âge (ou d'une autre époque) totalement passéistes pour le coup, destinées non seulement à faire croire qu'on peut revivre une époque du passé, mais à pousser l'individu dans la grande roue du divertissement afin que celui-ci joue un rôle grotesque et oublie son être concret et réel. Être réel sans cesse repousser tel l'horizon mais dont un jour, le glas sonnera tragiquement.
À travers tout cela, accumulant les symptômes flagrants, le film s'attaque avec entrain et ironie au paravent moraliste, aux représentations idylliques que le commun des mortels se construit (et qu'on l'aide à construire) pour éviter de se voir tel qu'il est. Et en remplacement de sa petite et pauvre vie. Il ne faut pas s'étonner outre mesure qu'une telle société qui ne cesse de fuir la réalité se réfugie dans l'irréalité festive. C'est pour cela d'ailleurs qu'elle recolore le réel de mille couleurs criardes et si elle parle tant et affiche si ostensiblement l'Ouverture sur Autrui, le métissage surdosé, la Fraternité intégrale, le rire obligatoire, c'est que toutes ces choses n'existent pas chez ceux qui les affichent et que le réel humanisme est en train de disparaître. Le film nous fait saisir à travers Jean-Marc nos faiblesses et défaillances face aux séductions du système qui a compris qu'il ne fallait plus réprimer mais amuser et sourire. Ou comment le monde réel disparaît derrière sa doublure joyeuse !
Pour bien montrer le hiatus, la scène où l'on voit le motivateur hilare apprendre à rire aux bureaucrates en leur faisant faire des « Ah ah ! » en cascade, est ironiquement suivie d'une scène où la mère de Jean-Marc souffre dans des râles terribles en cascade. Voire aussi l'autre scène poignante où un homme raconte à Jean-Marc comment une moto l'a percuté et l'a écrasé contre un lampadaire, accident qui lui a fait perdre ses deux jambes. Et la ville de Montréal lui réclame la moitié du prix du lampadaire. Jean-Marc rappelle qu'un arrêté municipal stipule que lors d'un accident, toutes les parties concernées sont responsables de la dégradation du mobilier urbain. L'homme rappelle qu'il est victime et qu'il a perdu ses deux jambes. Doit-il payer en plus, lâche-t-il. « C'est comme ça que ça fonctionne. » répond platement Jean-Marc, impuissant.
À cet égard, le film n'élude rien, témoin la scène où un médecin annonce à Jean-Marc son cancer, donnant un bon aperçu du ton caustique et néanmoins drolatique du film. Elle n'est pas belle la vie ?, pour singer une publicité. Car c'est aussi la vie. Il y a des moments savoureux, notamment une séquence où notre anti-héros se retrouve avec Diane Kruger sur le plateau de l'émission de Thierry Ardisson Tout le monde en parle, où ce dernier annonce que celle-ci n'existe plus. Jean-Marc Leblanc n'en croit pas ses yeux et Thierry Ardisson lui fait remarquer que si on était en France, il y aurait des jolies filles dans le public, alors que là, au Canada, il n'y a que des bûcherons !
Le film doit beaucoup à son comédien principal, Marc Labreche, qui parvient remarquablement à jouer l'homme ridicule autant que l'homme désabusé, tout en gardant encore un éclat de réelle humanité devant une situation pour le moins désespérée. Là, réside l'authentique sensibilité du film, dans ce que George Orwell appelait la « commun decency », la décence commune. Là, où le film prend aussi de l'épaisseur, c'est l'attention qu'il apporte aux personnages secondaires. La scène où Jean-Marc pleure devant le cadavre de sa mère sur le lit d'hôpital est d'une simplicité bouleversante, sans aucun pathos, filmé le plus simplement possible. On peut regretter que le cinéaste ne pousse pas plus avant le souvenir de cette mère disparue, ou n'élargisse pas le cercle de sa critique à d'autres domaines.
Cependant, Denys Arcand mène son personnage dans des zones de plus en plus ambiguës, notamment quand celui-ci avoue à sa femme qu'il est prêt maintenant à la tuer, chose qu'il n'avait jamais envisagé auparavant. À un moment même, il cède à ses pulsions vengeresses en emboutissant la voiture d'un individu trop pressé. Il est somme toute logique qu'un homme qui a été sans cesse plongé dans le cycle vain du divertissement ou la machine à laver du rêve, qui n'a rien vécu de concret, finisse par détruire l'autre ou s'autodétruire quand ce n'est pas les deux à la fois.
Ainsi, L'âge des ténèbres pousse son personnage avec courage vers la solitude, fuyant ce monde de leurres, afin de retrouver un accord avec soi-même. C'est en tout cas ce moment de solitude, de fracture qui fait que Jean-Marc acquiert une expérience existentielle singulière, plus seul mais plus libre face aux mouvements grégaires de toutes sortes. À l'abri des regards publics et de la complaisance où l'on ne cesse de regarder les autres nous regarder mais sans jamais être soi. Jean-Marc décide par exemple de quitter sa maîtresse virtuelle et comme celle-ci s'éloigne, robe flottant au vent, dans un bateau, un chanteur apparaît et entonne un bel air d'opéra. Subtilité du film, la séquence d'adieu paraissant trop belle, Jean-Marc se met alors lui aussi à chanter... faux pour remettre un aspect concret et maladroit, en un mot dissonant, dans ce tableau trop idyllique.
À la fin, Jean-Marc se retrouve donc seul dans la maison de son père, au bord de la mer. Il se rend utile, aide un vieux couple et le dernier plan nous le montre en train de peler des pommes. Et ces belles pommes deviennent une œuvre d'art, une peinture (on peut penser à Cézanne). Certainement, il reste l'art... mais pour combien de temps serons-nous encore capable d'en regarder la beauté, d'en supporter l'altérité et donc s'en subir la blessure qu'il doit tracer irrémédiablement en nous ?