« Touchez-pas au grisbi » tient un peu du miracle, qui aura réuni pour une seule et unique fois Jacques Becker et Jean Gabin. Jacques Becker vient d’essuyer deux échecs au box-office avec « Casque d’or » et « Rue de l’estrapade », il cherche alors avidement un sujet pouvant plaire au public. En lisant « Touchez pas au grisbi », le premier roman d’Albert Simonin paru en 1953, il est certain qu’il peut entrer à nouveau dans le jeu.
Pour le premier rôle, Jean Gabin n’est pas le premier choix de Becker qui pense tout d’abord à Daniel Gélin qu’il connaît bien pour l’avoir dirigé trois fois. L’acteur alors jeune premier en vogue, refuse. François Périer un temps envisagé est finalement jugé trop jeune pour le rôle. Le producteur/éditeur Gino Del Luca avec qui Gabin est sous contrat, le propose à Becker qui est tout d’abord réticent, pensant qu’il représente un cinéma révolu. Effectivement, depuis son retour d’Hollywood en 1946, Jean Gabin a tourné dans quatorze films qui ne lui ont pas permis de se replacer au premier rang, son image étant brouillée en partie à cause d’un vieillissement prématuré.
Le réalisateur finit tout de même par se dire qu’il peut tirer profit de ce qui a été jusqu’alors un handicap pour l’acteur effectuant son retour. Le roman de Simonin qui participe avec Jacques Becker à l’écriture du scénario, s’intéresse à un tandem de truands sur le retour aux tempéraments opposés qui vont devoir faire face durement à une fin de carrière qui ne se passera pas du tout comme Max (Jean Gabin), le leader du duo, l’avait organisée. Un refus du déclin, ajouté à une faiblesse de caractère amènent Riton que Max surnomme amicalement « ma petite tête de hérisson » à trop parler sur ce qui devait être leur « dernier coup » à une jeune cover girl pour laquelle il en pince (Jeanne Moreau). Les deux hommes vont devoir affronter un jeune loup de la nouvelle garde qui ne s’embarrasse pas de grands principes ou d’un soi-disant « code d’honneur », en la personne d’Angelo (Lino Ventura dans son premier rôle à l’écran).
L’intrigue classique, parfaitement menée, sert essentiellement de support à l’intérêt que porte Becker à la relation des deux malfrats qui comme les cow-boys de Sam Peckinpah un peu plus tard, refuseront de renoncer au mode de vie d’un Ouest finissant, niant pour l’un que les ans doivent lui dicter leur impitoyable loi, écartant pour l’autre l'idée de tirer le rideau en abandonnant celui qu’il a toujours tiré par la manche. Jean Gabin en interprétant Max dit le menteur (en raison de ses talents de séducteur) avec toute l’humanité et le talent qu’il porte en lui, s’ouvre une porte royale pour les deux décennies à venir où il sera jusqu'à son dernier souffle « le parrain » du cinéma français.
Il faut le voir trimballer gaillardement sa silhouette légèrement alourdie et ses traits marqués par les nuits sans sommeil pour donner encore le change avec dans le fond de ses yeux humides, la petite étincelle qui vacille mais lutte encore pour rester allumée. Acteur grandiose dirigé par l'un des plus grands cinéastes de l’après-guerre, le résultat ne pouvait qu’être au rendez-vous. Le spectateur n’est pas déçu, soixante ans après sa sortie le film n’a pas pris une ride, dévoilant imperceptiblement une noirceur que la lumière des bars, restaurants et cabarets où ces malfrats d'un autre temps déambulent, ne parvient pas à masquer.
René Dary qui avait tenu les rôles dévolus à Gabin pendant son séjour à Hollywood et conseillé à Becker par ses soins, est lui aussi prodigieux avec un regard inquiet et désespéré qui ne le quitte jamais. Lino Ventura débutant, plante sa fourchette dans le plat comme s’il avait toujours été assis à côté de Gabin. Paul Frankeur, juste comme une horloge suisse, s’affirme comme le parfait pendant de Gabin qui ne cessera de l’imposer par la suite à ses côtés. Jeanne Moreau, Dora Doll, Gaby Basset (la première femme de Jean Gabin), Denise Clair dans des rôles un peu mineurs au sein de ce que l’on peut sans trop se tromper nommer un film d’hommes, renvoient parfaitement la balle. Jean Gabin le plus grand acteur français de tous les temps ? Comment ne pas répondre par l’affirmative ? De la musique de Jean Wiéner, on retiendra la célèbre rengaine à l’harmonica qui si elle n’occupe qu’une place minime comme toujours dans les films de Jacques Becker, donne sa marque de fabrique au « Grisbi ».