Philippe Falardeau a commencé par le documentaire, et il a su se servir de cette expérience pour filmer "Congorama" : caméra à l'épaule suivant les personnages, raccords faisant fi des règles usuelles du montage, moments où il ne se passe rien, juste pour poser le décor ; on peut se croire par moment dans un épisode de Strip Tease, le magazine documentaire crée par Marco Lamensch pour la RTBF.
Mais cette mise en image apparemment aléatoire va de pair avec une écriture scénaristique assez élaborée, marquée notamment par la présentation des points de vue de Michel et de Louis sur un même événement, un peu comme dans "Elephant". L'histoire est même assez alambiquée, étirée sur cinq décennies et trois continents, et le réalisme de la réalisation contrebalance le romanesque de l'histoire, où le symbolisme prime sur la véracité, à l'image de ce diamant incrusté dans le cerveau de Michel au cours de l'accident et qui lui fait progressivement perdre la vue.
On peut être rebuté par l'invraisemblance de l'histoire, trouver finalement prévisibles tous ces rebondissements ; on peut trouver que le récit vire sur la fin au mélo mal assumé. On peut aussi, et c'est mon cas, se laisser charmer par l'ironie éthérée qui baigne l'ensemble, et par la variété du jeu des acteurs. Olivier Gourmet campe un Michel massif, tout en douleurs rentrées et en maladresses. Paul Ahmarani interprète un Louis tendu comme une corde de violon, justicier finalement moins sympathique que sa proie. Et Jean-Pierre Cassel joue le père de Michel, écrivain paralytique et mutique, concentrant dans son regard toute la palette des émotions.
Ce film offre aussi une vision excentrée du monde francophone, avec les similitudes de ces deux pays où le français est une clé de l'identité, le Québec et la Wallonie. Le rapport à la présence écrasante de l'anglais et du modèle des "Etats" est évoqué pour le premier au travers de mille détails, comme ce bus jaune de ramassage scolaire ou la prononciation de Wakefield ; et la querelle linguistique du plat pays explique l'ironie de Michel quand il entend Louis sortir une phrase en flamand avec un accent allemand.
Le réalisateur québecois raconte dans une interview :"En Belgique, je me suis senti un peu chez moi. Là-bas comme au Québec, il est beaucoup question d'identité, de politique, et les gens sont assez familiers. Si on a souvent commenté nos différences avec nos "cousins" français on aborde rarement la question avec les Belges francophones qui, comme nous, ont un rapport particulier avec la France, un espace identitaire à protéger face aux Français qui sont beaucoup plus nombreux, beaucoup plus influents sur le plan culturel." D'ailleurs, quand il arrive à Sainte-Cécile, Michel est immédiatement pris pour un Français. Le film est truffé de citations sur l'histoire des deux pays, notamment des actualités des deux expositions universelles, celle de Bruxelles en 1958 et celle de Montréal en 1967, et quand Michel exige que sa voiture révolutionnaire soit produite en Belgique au nom de la fierté nationale, son patron lui répond que de se dire "fier d'être belge, ce n'est pas très belge"...
Très loin du sentimentalisme lourdingue de "C.R.A.Z.Y.", "Congorama", malgré -ou grâce- à son côté foutraque et sa volonté de trop en dire, est un film attachant et prometteur, comme un Denys Arcand relifté par les frères Dardenne.
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