Un récit foutraque ? Une parabole floue sur le rêve et la vie (ou la survie) ? Peut-être. Mais au-delà de toute considération rationnelle, il y a dans ce film une poésie unique, ébouriffante, fascinante, qui emporte tout sur son passage. Une poésie baroque, onirique, délirante, puissante. Une poésie qui prend des tours et détours imprévisibles, entre drôlerie irrésistible et lyrisme déchirant. Arizona Dream fait partie de ces films qui donnent envie d'aimer le cinéma comme fenêtre ouverte sur l'imaginaire, de s'abandonner à des visions surréalistes, des rêves d'enfance, des coups de folie, des émotions brutes. Arizona Dream, c'est une grande maison isolée dans le désert arizonien. C'est aussi l'Alaska et la Papouasie. On y croise un chien blanc, un poisson volant, un ballon rouge. Et surtout une pléiade de personnages fêlés : un grand enfant tiraillé entre deux amours opposées, celui d'une veuve névrosée, obsédée par son âge et par les machines volantes, et celui de sa belle-fille, ravagée par des pulsions suicidaires ; un comédien incompris, cinéphile fou, baratineur impayable ; un oncle qui cultive le rêve d'empiler des Cadillac jusqu'à la Lune... Autant de personnages dont les portraits et les histoires donnent une idée du rêve américain et de ses symboles (les grosses voitures, le cinéma...) vus par Emir Kusturica, qui oscille entre admiration et déception. Après trois films tournés en Yougoslavie (Te souviens-tu de Dolly Bell ? Papa est en voyage d'affaires et Le Temps des gitans), le réalisateur découvrait alors les États-Unis, confrontait ses rêves à la réalité (le film s'ouvre par un "Good Morning Columbus" un peu désabusé) et restituait cette dualité dans son récit, dans sa mise en scène. On y trouve des rêves de cinéma : Arizona Dream est truffé d'extraits de films - La Mort aux trousses, Raging Bull, Le Parrain - et autres références au Magicien d'Oz, à Autant en emporte le vent, au cinéma de Jerry Lewis qui campe d'ailleurs ici le personnage de l'oncle. Des rêves de liberté, aussi, via toutes sortes de variations sur le thème de l'envol. Kusturica mélange ces rêves à sa manière, en un tourbillon tragi-comique. Il frotte par ailleurs la culture US à la sienne, notamment via la BO, aux accents des Balkans, signée Goran Bregovic et ponctuée de chansons d'Iggy Pop. Une des plus belles BO de film qui soit. Et puis son goût des mélanges se traduit dans un casting hétéroclite, associant une star montante (Johnny Depp alors tout jeune), deux gloires passées (Faye Dunaway et Jerry Lewis) et deux nouvelles figures (à l'époque), Lili Taylor et Vincent Gallo, révélations du film, la première dans un registre borderline avec froncement de nez mutin, le second dans un registre bien frappé qui deviendra son credo. Au final, ce rêve arizonien laisse une forte impression de créativité tous azimuts et de beauté poétique (joliment concentrée dans l'affiche du film). On garde en nous quelques phrases ("Deux perdus ne font pas un trouvé"), quelques leçons (ne jamais se pendre avec des bas), quelques images étonnantes (Johnny Depp faisant la poule) et de nombreux morceaux d'anthologie : le premier dîner entre les quatre personnages principaux ; l'audition à Tucson (quand le personnage de Vincent Gallo mime une scène de La Mort aux trousses) et son écho génial dans la suite du récit ; les reprises de dialogues de films cultes ; le vol au-dessus du désert ; la journée d'anniversaire et sa soirée orageuse... Puzzle formidable d'un imaginaire débridé.