D'A.I. Intelligence artificielle, on sait qu'il est le fruit d'une collaboration entre Stanley Kubrick et Steven Spielberg, le premier ayant donné au second son aval pour réaliser un projet depuis longtemps cher à son coeur. Ce que l'on sait moins, en revanche, c'est que le film est inspiré de Les Supertoys durent tout l'été, une nouvelle écrite en 1969 par un écrivain britannique culte : Brian Aldiss*. Ce spécialiste de la littérature de science-fiction a longtemps travaillé avec le "maître" Kubrick dans l'optique d'une adaptation cinématographique de son écrit. A l'occasion de la sortie française d'A.I. AlloCiné a rencontré cet artiste passionnant.
AlloCiné: Comment vous est venue l'idée d'écrire une nouvelle sur l'intelligence artificielle avec un garçon androïde ?
Brian Aldiss : En 1969, les ordinateurs étaient une technologie assez nouvelle. Tous les ménages n'en avaient pas un. De plus, il y avait une théorie qui disait que le cerveau humain était conçu comme un ordinateur, qu'il pouvait calculer. La nuit, nos rêves étaient en fait le résultat d'un téléchargement effectué par nos cerveaux. Ça pouvait paraître plausible. Dans de telles circonstances, il était facile d'imaginer un petit androïde, qui pourrait être programmé à faire deux choses : se croire humain et croire qu'il aime sa mère. Tout part de ça. C'est l'histoire d'un petit garçon qui, malgré tous ses efforts, n'arrive pas à gagner l'affection inconditionnelle de sa mère.
Aviez-vous l'intention de voir votre nouvelle adaptée au cinéma ?
Non. Lorsque Stanley Kubrick m'a dit qu'il pouvait en faire un grand film, je lui ai dit que c'était impossible, que ce n'était qu'un simple portrait. Mais lui, de son côté, soutenait qu'il pouvait le faire. Maintenant, vous pouvez voir que nous avions tous deux tort. Il ne pouvait pas en faire un grand film, et, moi, j'avais tort, en pensant que l'on ne pouvait pas, car on pouvait. La preuve, ils l'ont fait ! Voilà une drôle de situation !
Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec Stanley Kubrick ?
Il avait lu mon livre sur l'histoire de la science-fiction, qui le décrivait comme un grand auteur du genre. Je m'appuyais sur Docteur Folamour, 2001 : l'odyssée de l'espace, Orange mécanique. Nous avons déjeuné ensemble à deux reprises et j'ai découvert combien il était érudit en science-fiction. Il n'y avait rien que vous pouviez lui dire qu'il ne savait pas. Il m'a demandé de façon très nonchalante: "Envoie-moi quelques-uns de tes livres, Brian. Je veux voir s'il y a quelque chose que je puisse filmer". Parmi les livres que je lui ai envoyés, il y avait une collection de nouvelles qui incluait Les Supertoys durent tout l'été. Il a donc choisi cette histoire et était convaincu qu'il pouvait en faire un film. Il a consacré plus de dix ans de sa vie sur ma nouvelle. Cette dernière m'avait pris tout au plus une semaine à écrire ! Et Kubrick y a consacré dix ans ! C'est extraordinaire!
Pouvez-vous nous décrire brièvement votre collaboration ?
Stanley a acheté les droits cinématographiques pour la nouvelle. Tous les matins, on venait me chercher en limousine pour m'emmener chez lui: "Château Kubrick", un manoir gigantesque à la campagne. Nous travaillions toute la journée, buvions des tonnes de café, fumions cigarette sur cigarette. Nous nous disputions, nous rigolions, nous étions frustrés. Puis, de temps en temps, il disait: "Allons voir Christiane!" Nous traversions alors des pièces sombres et arrivions dans une gigantesque salle de bal entièrement vide, où, dans un coin, Madame Kubrick était occupée à peindre un de ses magnifiques tableaux. Nous discutions avec elle, ce qui nous apaisait énormément, puis nous nous remettions au travail.
Pourquoi avez-vous choisi d'écrire une suite à votre nouvelle ?
Un jour, Stanley et moi avons cessé de travailler ensemble. A mes yeux, nous en avions fini avec ça. En 1999, il nous a quittés. C'est alors que j'ai décidé de jeter un nouveau coup d'oeil à ma nouvelle, que j'avais écrit trente ans auparavant. J'ai dû apprendre quelque chose dans ce laps de temps, car je pouvais clairement voir une suite à l'histoire. J'ai donc écrit, pour moi, la suite, qui a beaucoup plu à Jan Harlan, le beau-frère de Stanley. Il m'a dit: "Laissez-moi l'envoyer à Steven Spielberg". Si vous avez affaire à Steven Spielberg, il est préférable qu'un ami lui envoie une nouvelle, plutôt qu'un inconnu.
Il a accepté le projet presque immédiatement. Je lui ai écrit en lui suggérant une fin à ce cycle d'histoires. Il me proposa d'acheter une phrase de ma lettre. C'était très étrange. J'ai trouvé ça très drôle et ai écrit l'histoire, en incluant la phrase en question. Je l'ai envoyée à Spielberg, qui me l'a achetée. Il travaille très rapidement. Stanley avait besoin d'années, tandis que Spielberg n'a besoin que d'heures. Il a ensuite acheté les deux volets suivants, histoire 2 et 3, dont il s'est servi.
Etes-vous fier, en regardant le film ?
Je ne sais pas si on peut dire ça. Ma vie a suivi son cours depuis ce projet. J'ai vécu des milliers de choses depuis! J'ai écrit de nombreux autres livres et de nouvelles. J'ai vendu mon histoire ! Il peut en faire ce que bon lui semble !
Dans le film du moins, un parallèle évident peut s'établir avec Pinocchio. Ce dernier a-t-il été source d'inspiration ?
Oh non ! Je détestais cette idée. C'était l'idée de Stanley dès le départ: que David rencontre la fée bleue et soit transformé en un vrai petit garçon. Je trouvais ça dingue ! Nous n'étions jamais d'accord à ce sujet-là. Je voulais que Stanley créé une grande légende futuriste, et non un vieux conte de fées réchauffé. Mais ce sont les paramètres qu'il avait fixés et il m'a exclu. Je ne lui en veux pas. Spielberg a bien entendu suivi ces directives.
Vous avez toujours perçu l'humanité avec un regard très pointu, visionnaire. Aujourd'hui, quand vous voyez les tragiques événements qui secouent la planète, que ressentez-vous ?
C'est la démonstration de la division qui existe dans le monde, pas comme le dit le Président Bush entre le Bien et le Mal, mais entre les riches et les pauvres. Certaines atrocités comme celles du 11 septembre dernier étaient appelées à arriver. Cela a pris une forme très dramatique... Vous savez, il y avait une chose que j'avais en commun avec Stanley Kubrick : tout comme lui, je n'ai jamais eu une grande opinion de la race humaine.
Propos recueillis par Clément Cuyer
*La nouvelle qui a inspiré A.I. (et ses deux suites) ainsi que de nombreuses autres nouvelles sont disponibles dans l'ouvrage Supertoys - Intelligence artificielle et autres histoires du futur aux Editions Métailié. Un autre ouvrage de Brian Aldiss intitulé A l'Est de la vie est disponible aux mêmes éditions.