Séquence flash-back, assez douloureuse d'ailleurs. En octobre 2012, l'empire Disney faisait main basse sur l'empire de George Lucas, Lucasfilm, et tout ce qui s'y rapportait, à savoir la société spécialisée dans les effets spéciaux ILM, Skywalker Sound, et enfin la division jeux vidéo de Lucasfilm, LucasArts.
C'est sous cette illustre maison que quelques uns-des plus grands jeux d'aventures, baptisés "Point'n Click", furent créés : la saga Monkey Island, Grim Fandango, Full Throttle, Maniac Mansion, Day of the Tentacle... Mais la firme aux grandes oreilles décida de sabrer LucasArts ; la fin d'une très grande aventure vidéoludique débutée en mai 1982.
Créateur des délirantes et géniales (més)aventures de Guybrush Threepwood, apprenti pirate émérite au destin sans cesse contrarié, Ron Gilbert était alors inconsolable de ce rachat, voyant s'éloigner irrémédiablement une licence adorée. Tout en caressant le fol espoir de récupérer les droits de la franchise auprès de Disney, dans la perspective de créer, un jour, un nouveau volet de la saga.
Crainte légitime de l'auteur de voir moisir au fond d'un tiroir une fabuleuse licence, que même les personnes non chevronnées aux jeux vidéo connaissent, au profit d'une exploitation de la licence Pirates des Caraïbes. "Pirates des Caraïbes est une copie de Monkey Island, qui est une copie de l'attraction des Pirates de Disneyland. Alors je peux difficilement être enragé envers Disney parce que c’est moi qui me suis initialement inspiré d’eux" commentait Ron Gilbert.
Il ne croyait pas si bien dire. Joueur chevronné, Steven Spielberg avait adoré Monkey Island, au point de demander à Ted Elliott de l'aider à plancher sur une adaptation du jeu en écrivant un script, qu'il abandonnera finalement en 2001. Elliott, scénariste de quatre opus de la saga Pirates des Caraïbes, dont le premier, recyclera abondamment dans les films certaines idées développées dans son script avorté et de l'univers de Monkey Island.
Une direction artistique clivante
C'est peu dire que l'annonce, en avril dernier, d'un nouveau jeu Monkey Island, développé qui plus est sous la tutelle de son géniteur d'origine, a ravivé la flamme et de sacrés souvenirs. Développé durant deux ans au sein de son studio Terrible Toybox, Return to Monkey Island est une suite directe à LeChuck's Revenge (le second volet sorti en 1991), écartant de facto les opus suivants.
Ron Gilbert avait à l'époque conçu un arc narratif pour faire une trilogie, mais ce 3e volet sous sa tutelle ne verra jamais le jour, au profit de The Curse of Monkey Island, sorti en 1997. Gilbert reprend donc son brouillon pour achever, enfin, sa vision originelle de l'inoubliable saga de Guybrush Threepwood.
Dans le nouveau jeu, il y a d'abord l'écrin visuel. Conçue par Rex Crowle, qui était à l'œuvre sur le très joli jeu Tearaway sorti en 2013, la direction artistique de ce Return to Monkey Island ne fera clairement pas l'unanimité, avec ses aplats, son aspect finalement assez épuré, ses décors et ses personnages très anguleux que n'aurait pas renié le chef décorateur du Cabinet du Dr Caligari.
Si la licence est effectivement passée par plusieurs styles graphiques, comme par exemple The Curse of Monkey Island qui avait une approche très Cell Shading, ou même le jeu Monkey Island développé par le studio Teltale en 2009, celui du nouveau titre est perturbant. Au moins le temps de laisser aux joueurs nostalgiques digérer cette nouvelle identité visuelle.
Une identité totalement assumée d'ailleurs, comme l'expliquait Ron Gilbert sur son blog : "Return to Monkey Island n'est peut-être pas le style artistique que vous vouliez ou que vous attendiez, mais c'est le style artistique que je voulais. Quand j'ai commencé ce jeu, ma plus grande crainte était que Disney ne me laisse pas faire le jeu que je voulais, mais c'était merveilleux de travailler avec eux" écrivait-il.
Une madeleine de Proust surpuissante
Passé le choc visuel, relatif quand même, le jeu déploie un récit tordu au possible -bien dans la veine de la licence donc ! - sur une bonne grosse dizaine d'heures. S'il possède deux modes de difficulté, on ne peut que vous conseiller d'opter directement par celui qui propose des énigmes plus nombreuses, parfois retorses, mais plus gratifiantes. Un niveau baptisé "show me the monnaie de singe !" pour vous situer le truc.
La bonne nouvelle, c'est que les énigmes sont logiques, et si elles connaissent parfois des pics de difficulté, celle-ci reste bien dosée, et on ne se retrouve plus à devoir associer de manière illogique certains objets entre eux dans notre inventaire. Adieu aussi le balayage systématique des tableaux en devant cliquer au pixel près ; un principe qui a donné quelques cheveux blancs aux vétérans du genre dans les productions passées, dont l'auteur de ces lignes.
Dans son approche globale d'ailleurs, le gameplay de Return to Monkey Island a été clairement pensé pour être plus accessible aux néophytes : curseur plus gros, action instantanée lorsque l'on cherche à faire interagir un objet sur un élément du décor, liste des tâches à accomplir disponible dans l'inventaire...
Et même un recueil d'indices disponibles, de plus en plus précis si besoin, jusqu'à donner la solution d'un puzzle ou d'une énigme. A éviter évidemment, pour ne pas se gâcher le plaisir de se triturer gentiment les méninges, qui ne seront jamais en feu non plus.
Arrosé d'une bonne lampée de fan service et d'easter eggs, multipliant les savoureux anachronismes, qui sont aussi une des marques de fabrique de la licence, Return to Monkey Island est porté haut par une écriture ciselée des mains expertes du tandem Ron Gilbert / Dave Grossman. Un récit toujours gorgé d'humour (et de grog), dont les dialogues font mouche à tous les coups.
Il faut rendre ici grâce au talent de tous les comédiens de doublage, à commencer par celui de Dominic Armato, qui avait prêté sa voix à Guybrush Threepwood en VO. Si l'on ajoute la musique - elle aussi légendaire ! - réorchestrée avec brio par Michael Land, Peter McConnel et Clint Bakajian, qui avaient déjà œuvré pour la série dans les années 90, on tient avec Return to Monkey Island un jeu qui ne prend finalement pas trop de risques, hormis évidemment sa direction artistique clivante.
Ce n'est pas forcément un mal, et ce n'est pas forcément non plus ce qu'on en attendait, après une si longue absence. Plaisir manifeste de retrouver une surpuissante madeleine de Proust, dont on aimerait qu'elle soit sans fin.