ATTENTION - L'article ci-dessous contient des spoilers, dans la mesure où il revient sur l'une de scènes les plus marquantes de "Nope". Veuillez donc passer votre chemin si vous ne l'avez pas encore vu, pour mieux garder la surprise intacte.
Jordan Peele aurait-il pris l'expression "Réaliser ses rêves" un peu trop au pied de la lettre ? On peut légitimement se poser la question lorsque l'on voit l'une des scènes clés de Nope, assurément l'une des plus terrifiantes vues ces dernières années au cinéma, et ce tweet posté par le metteur en scène en 2014, dans lequel il décrivait l'un de ses cauchemars.
("J'ai rêvé qu'un bébé chimpanzé attaquait des gens puis venait vers moi pour me faire un câlin, alors que j'étais effrayé. Je me suis réveillé avec des larmes ruisselant sur mon visage.")
Difficile de ne pas voir, dans ce tweet, la description du flash-back sur le carnage auquel a assisté Ricky 'Jupe' Park (Steven Yeun) sur le plateau d'une sitcom dont il était la star. Filmée en public et intitulée "Gordy et compagnie", la série mettait en scène une famille, et un singe habillé comme un humain. Et lors du tournage d'une séquence, celle de l'anniversaire de l'animal, l'explosion d'un ballon lui fait perdre les pédales et attaquer acteurs et spectateurs.
Une séquence qui ouvre le film (avec le seul son dans un premier temps, puis un long plan aussi angoissant que mystérieux), et que l'on retrouve ensuite, dans son intégralité lorsque Jupe raconte son histoire. Et nous découvrons que la scène est filmée de son point de vue, alors qu'il est caché sous une table et assiste au massacre dont il ne voit pas forcément tout. Comme le spectateur dans la salle.
Puis le singe s'approche de l'enfant, apeuré, et lui tend le poing pour réaliser ce "fist bump" qu'ils avaient plus d'une fois répété sur le plateau, mais ne peut aller jusqu'au bout de son geste car il se fait abattre. Nul ne sait si le cauchemar de Jordan Peele se terminait de la même manière, mais les similitudes sont troublantes. Et lorsqu'il poste ce tweet, il n'a pas encore réalisé Get Out, sorti au cinéma en 2017, ce qui signifie que cette histoire l'a durablement marqué, pour qu'il décide de la mettre en scène, en l'inscrivant totalement dans le propos de Nope.
Il est vrai, au premier abord, que cette séquence a de quoi surprendre, alors qu'on nous vendait une histoire d'événements surnaturels liés à des extraterrestres. Mais, comme toujours chez Jordan Peele, le genre s'accompagne d'un commentaire social. Et notamment, ici, la place des personnes de couleur dans le monde du spectacle. Avant même qu'elle ne devienne sanglante, la scène est violente d'une autre manière, puisque le cinéaste y pointe du doigt les quotas ethniques en vigueur à l'époque de la série, la deuxième moitié des années 90, mais qui l'étaient déjà avant et le sont encore aujourd'hui.
Comme le chimpanzé, le jeune garçon que nous voyons au milieu de cette famille blanche américaine semble avoir été adopté, et il sert de vecteur à des gags. Rien de plus. À tel point que, lorsqu'Emerald (Keke Palmer) découvre le passé de Jupe, elle parle de lui comme "le petit Asiatique de Kid Sheriff", sa série précédente, au lieu de citer le personnage. De la même manière que l'animal qui commet le massacre n'est décrit que comme "l'un des singes jouant Gordy".
Si le singe ne l'attaque pas comme il le fait avec le reste du casting et du public, c'est sans doute parce qu'il a senti des similitudes dans leurs traitements respectifs, alors que Jordan Peele pointe du doigt la façon dont les hommes et femmes de couleur ont souvent été traités comme des animaux. Dans le monde comme à Hollywood, où ils sont beaucoup trop souvent cantonnés à des archétypes.
RÉAPPROPRIATION CULTURELLE
Que les héros de Nope soient des personnages de couleur permet au réalisateur de prolonger ce commentaire et de retourner la situation. Et cette séquence, illustre aussi bien le côté imprévisible du récit qu'elle s'inscrit pleinement dans le propos global, et permet aussi de creuser la thématique de l'appropriation, ou réappropriation, d'une histoire.
Il est par exemple question de la façon dont on n'a retenu que l'auteur des images qui font figure de précurseur du cinéma, Eadweard Muybridge, mais pas le cavalier noir que l'on voit dessus. Ou Jupe raconte que l'histoire sanglante de Gordy a fait l'objet d'un sketch au Saturday Night Live, ou d'une caricature dans le magazine Mad, qui en ont atténué sa portée tragique.
Et, dans le même ordre d'idée, l'ex-enfant star a lui aussi réécrit sa propre histoire, car il se voit comme un Élu après avoir réchappé du massacre de "Gordy et compagnie", et imagine qu'il peut arriver à dompter la créature extraterrestre pour les besoins de son propre spectacle. Quand on sait que Jordan Peele lui-même s'est visiblement inspiré de son vécu pour raconter une partie de son nouveau film, le personnage n'en est que plus riche et fascinant.