"Je n'avais jamais fait de séance photo avant celle de Playboy, ni même après. J'étais très nerveuse, mais le photographe a vraiment su me mettre à l'aise. Les gens étaient très fiers de moi je crois. Je crois que tout le monde trouvait que les photos étaient réussies. Puis j'ai découvert qu'elles ont été utilisées partout sur le globe" raconte Lena Sjooblom Söderberg.
Désormais septuagénaire, la femme s'exprime avec une voix douce dans un anglais un peu hésitant. Non loin d'elle, trône sur sa cheminée une petite pendule, qu'on devine être un cadeau, portant cette inscription : "First Lady of the Internet", datée de 1997.
Ainsi débute le très intéressant documentaire Losing Lena, disponible en visionnage sur Facebook Watch. Malheureusement, il est réservé aux plus anglophones d'entre vous, puisqu'il est en VO sans sous-titres.
En voici la bande-annonce...
Losing Lena from Losing Lena on Vimeo.
Il y a un secret derrière presque toutes les photos que l'on trouve sur le web et dans les banques d'images aux quatre coins du globe. Ce secret, c'est Lena, alors jeune étudiante suédoise en vacances à Chicago, prenant la pose devant l'objectif d'un photographe de Playboy, en 1972. Une photo qui échappera à tout contrôle pour être, durant des décennies, "un visage plus analysé que celui de Mona Lisa", et désormais connu comme le "péché originel de l'industrie de la Tech".
D'icône de charme à icône numérique
Comment la photo d'une femme, devenue playmate le temps d'un numéro du fameux magazine de charme, en novembre 1972, est-elle devenue l'image de test la plus utilisée au monde ?
En 1973, Alexander Sawchuk, scientifique à l'Institut du traitement du signal et des images de l'université de la Californie du Sud, cherche, en compagnie de ses collègues, une bonne et "originale" image à scanner pour un article de conférence. C'est que l'équipe travaille d'arrache pied sur un futur format d'image et d'algorithme, qui deviendra le célèbre jpeg.
L'un des membres de l'équipe tient justement le numéro de Playboy dans lequel se trouve Lena. Pourquoi ne pas prendre ce modèle ? Recadrant le poster central de la playmate au niveau des épaules, la photo la plus célèbre du web vient de naître. De congrès scientifiques en publications de recherches, la photo est adoptée par la communauté scientifique et servira désormais de principale image de test.
Lena et le photographe ayant cédé les droits du cliché à Playboy, le magazine renonçant de son côté à faire des poursuites judiciaires, sans doute aidé par la publicité indirecte faite par la photo, elle échappe ainsi à tout contrôle et toute contrainte. Retrouvée des décennies après la pose, Lena Sjooblom Söderberg est même invitée à des congrès de traitement de l'image. Si elle s'est dite flattée à l'époque, l'air du temps est passé par-là : elle revendique désormais le droit à l'oubli. Mais que pèse une telle demande face aux géants des Gafam ?
Stéréotype de genre
En fait, la question de départ, celle du cliché et de son devenir, est en réalité l'amorce d'une réflexion plus profonde : le regard porté par la communauté scientifique sur les femmes, le rejet et l'intégration de celles-ci dans une industrie ultra dominée par la présence masculine.
C'est que, pendant longtemps, les femmes n'ont guère eu voix au chapitre dans le monde de la recherche High Tech. La raison principale du petit nombre de femmes présentes dans cette industrie est due au manque de modèles pour les femmes dans le secteur, et cela est principalement dû au stéréotype de genre selon lequel les hommes seraient meilleurs en sciences et en mathématiques. Des exemples -brillants- à l'image de Margaret Hamilton, directrice du département génie logiciel au sein du prestigieux Massachusetts Institute of Technology, qui a conçu le système embarqué du programme spatial Apollo, étaient rarissimes.
Si la proportion de femmes désireuses de faire carrière dans cette industrie a bien évidemment augmentée, il reste encore pas mal de travail à faire, tant celle-ci cultive encore cette image de "boys club". Selon Eurostat par exemple, seules 17% de femmes travaillent en Europe dans le secteur des STEM, acronyme de Science, Technologie, Ingénierie et Mathématiques. Et dans ce chiffre déjà peu élevé, à peine 5% des femmes occupent une place de leadership dans le secteur...