AlloCiné : Comment est né Il n'y aura plus de nuit ?
Eleonore Weber : J’ai découvert ces images alors que je travaillais avec Patricia Allio sur les guerres que nos démocraties mènent au Moyen-Orient. Nous avions le sentiment face à elles d’assister à une sorte de cauchemar omnivoyant. Et j’ai finalement choisi de mettre hors-champ la dimension géopolitique, parce qu’une autre dimension m’intéressait davantage : celle de la technologie du regard que nous avons inventée pour faire la guerre. Je me suis alors mise à regarder ces images comme on regarde des images de cinéma.
Où avez-vous trouvé les images qui composent votre film ?
Je les ai trouvées sur Internet, sur des sites créés par des vétérans de l’armée américaine, ou encore sur Youtube, Dailymotion etc. Elles y sont en accès libre, bien que classées secret défense. Ce sont les pilotes eux-mêmes qui les publient. On peut supposer que la tolérance de l’armée à cet égard est liée au fait que ces publications servent une forme de propagande indirecte. C’est en tout cas mon hypothèse.
Avez-vous posé les limites ? Y a-t-il des images que vous vous êtes refusé de montrer ?
Je ne me suis pas vraiment fixé de limite quant à ce que je pouvais montrer ou non. Il me semble que la violence est mise à distance par ces images, suffisamment en tout cas pour qu'on puisse les regarder. Et c'est précisément dans cette distance, ce voilement, cette paradoxale et terrifiante douceur que réside leur véritable violence. Cela dit, d’une manière générale, je ne vois aucune limite à ce qu’il est possible ou non de montrer, si l’on ouvre un espace critique et que l’on permet au spectateur de se saisir de ce qu’il voit.
Vous nous obligez à nous interroger sur ces images que nous connaissons mais sans jamais avoir pris le temps de les regarder vraiment.
C’est un sentiment que j’ai moi-même éprouvé, celui de n’avoir jamais pris la peine, avant ce film, de vraiment regarder ces images. Moi aussi je me suis obligée à y faire face, en quelque sorte. Et elles n’ont pas cessé de m’interroger depuis.
Au contraire des reportages TV, où elles ne servent que d'illustrations de quelques secondes, vous optez pour le temps long.
Oui, et j’ai par ailleurs très peu coupé les séquences que j’ai utilisées. Avec ces caméras, la puissance du zoom est telle qu’on peut avoir le sentiment qu’il y a une coupe, là où l’opérateur s’est seulement brusquement rapproché. Je souhaitais aussi, en les montant in extenso, en faire une véritable expérience pour le spectateur, une expérience limite du regard.
Vous revenez à l'essence de ces images, qui servent autant à voir qu'à détruire.
Si ces images servent, comme vous dites, autant à voir qu’à détruire, c’est sans doute parce que le désir de voir n’est pas étranger à celui de détruire, en tout cas lorsqu’il devient désir de tout voir, qu’il se transforme en oeil omnipotent. En cela, ces technologies de guerre se mesurent à la puissance divine.
On éprouve une réelle fascination devant ces images. Probablement parce qu'elles traduisent la réalité de manière abstraite. Les paysages n'existent plus, les hommes ne sont plus que des taches blanches.
Oui, au lieu de livrer une représentation parfaitement clinique du réel, ces caméras très sophistiquées lui confèrent une étrangeté fascinante. On est dans un monde traversé de zones de brillance et d’opacité, peuplé de fantômes, un monde où la mort elle-même est en quelque sorte sublimée. Ces images sont parfois proches du délire visuel, de l’hallucination. Je crois aussi qu’en déréalisant la violence de leurs actes, cette fascination facilite la tâche des pilotes.
Avez-vous d'autres projets autour de ces images militaires ?
J’ai d’autres projets, mais pas autour de ces images-là, en tout cas pour le moment. J’ai le sentiment d’être allée au bout de ce qu’il m’était possible d’inventer à partir d’elles.