La version des Quatre fantastiques de Josh Trank a fait couler beaucoup d'encre et fait aujourd'hui office de cas d'école récent de mésentente entre un réalisateur et un studio de cinéma. Car rien n'allait sur ce film et ce, dès le départ. Explications.
Deux scénaristes, deux envies
Le réalisateur Josh Trank, 26 ans, connu pour son film à petit budget et gros succès Chronicle, rejoint officiellement le projet en décembre 2012 tandis qu'est annoncée une date de sortie pour le film : le 6 mars 2015 aux Etats-Unis. On lui promet alors un contrôle créatif total.
Le scénariste Jeremy Slater (nouveau venu dans le métier) est engagé pour coécrire le film avec Josh Trank. Slater et Trank sont amis depuis plusieurs années et tout semble bien parti. Sauf que lorsque la collaboration professionnelle commence entre les deux hommes, les choses se gâtent.
Nous sommes en 2012, Avengers de Joss Whedon vient de sortir, récoltant succès public et critique. Jeremy Slater souhaite partir dans la même direction, comme il l'a confié à Polygon :
Je n'arrêtais pas de dire qu'[Avengers] devait nous servir de modèle, que c'est ce que le public voulait voir ! Et p***in, Josh détestait ça.
En effet, le jeune réalisateur souhaite faire l'opposé. Pour lui, la fin du premier film Quatre fantastiques devait "organiquement mettre en place l'aventure, l'étrange et le fun" pour un second volet.
Pour Trank, l'aspect super-héroïque et le déploiement des pouvoirs des Quatre fantastiques pour sauver le monde ne doit arriver que dans une suite, là où le premier film doit selon lui "être une version filmique de la façon dont je me vois, la métaphore de ces personnages sortant doucement de l'enfer".
Slater commence donc à montrer des comics à Trank qui, de son propre aveu, veut faire complètement autre chose, et aucune histoire pré-existante ne le satisfait. Il veut coûte que coûte centrer son film sur les déchirements des quatre personnages principaux et refuse toute idée de film à grand spectacle avec débauche d'effets spéciaux, comme s'en souvient son scénariste :
Peu importait qu'ils combattent des robots en Latvérie, des extraterrestres dans la Zone négative ou les créatures de l'Homme-taupe dans le centre-ville de Manhattan, Josh n'en avait juste rien à f***re.
Le temps passe, fait d'allers-retours de Josh Trank vers la Fox pour proposer des idées, puis vers Slater pour lui débriefer ce que la Fox souhaite et ainsi de suite. Sauf que selon Slater, Trank garde pour lui la plupart des notes du studio et dans ces conditions, son coscénariste est bien en peine de savoir si leurs avancées (environ 18 versions selon Slater) servent à quelque chose.
Six mois de ce petit manège amènent Slater à claquer la porte et la Fox, paniquée, appelle notamment à la rescousse Simon Kinberg, superviseur narratif sur la saga X-Men, qui aide Trank à terminer le scénario aux deux tiers avant que la production ne se mette en marche. Entretemps, le film change de date de sortie et vise désormais l'été 2015.
Un casting fait de concessions
En parallèle du scénario, Trank commence à développer des storyboards et à gérer le casting. Il arrive à imposer l'acteur afro-américain Michael B. Jordan, avec qui il a déjà tourné Chronicle, pour jouer Johnny Storm, personnage habituellement blanc. En revanche, le réalisateur se heurte à un mur au sujet de Sue Storm, la soeur de Johnny, comme il s'en est souvenu lors d'un podcast :
Nous en avons beaucoup parlé en coulisses, les débats étaient tendus. J'étais surtout intéressé par avoir une Sue Storm noire, un Johnny Storm noir et un Franklin Storm noir.
Il faut voir que lorsque vous discutez avec un studio sur un film de grande ampleur, chacun essaye de rester ouvert sur qui en seront les stars. (...) Mais lorsqu'on s'y est penché, j'ai rencontré beaucoup de réticences sur le fait de caster une Afro-Américaine pour ce rôle.
Les tractations se terminent ainsi : pour avoir Miles Teller en Reed Richards et Jamie Bell en Ben Grimm, Trank doit renoncer à avoir une Sue Storm Afro-Américaine, et c'est Kate Mara qui est choisie. Une concession que le réalisateur regrette aujourd'hui :
"Quand j'y repense, j'aurais dû partir [lorsqu'ils ont refusé que Sue Storm soit Afro-Américaine] et je suis très gêné de ne pas en avoir fait une question de principe. Car ça ne me ressemble pas, je n'aurais jamais fait ça dans la vie. Je suis quelqu'un qui a toujours respecté ce en quoi il croyait, même si ça devait me coûter ma carrière."
Et de conclure : "Je m'en veux de ne pas être resté sur la même ligne vis-à-vis de ce problème. En un sens, sur cette question, j'ai échoué."
Désaccords visuels
Le tournage commence le 5 mai 2014 et dès le départ, Trank a du mal à faire entendre sa voix. Jeune réalisateur d'un seul long métrage, il doit travailler avec une équipe rompue à l'exercice. Alors qu'il n'a pas la même vision du film que ses collaborateurs, le metteur en scène a des difficultés à s'imposer :
"Dans un film de studio, vous êtes entouré de vétérans qui vont faire un travail d'enfer. Ce n'est ni votre film, ni votre idée, vous n'avez pas créé les personnages, ni la licence. Ces gens ont été nommés aux Oscars, ce type a fait 20 films avec Robert Zemeckis (...) et tout ce que le chef décorateur de Zemeckis a besoin de savoir c'est si la prise est la bonne ou pas."
A cet égard, le choix des prises sur le plateau est soumis à l'approbation du studio comme du producteur, sauf que Josh Trank reconnaît aujourd'hui qu'il ne leur "demandait pas vraiment", tout en sachant qu'il aurait dû. Une décision qui lui coûtera cher par la suite.
Paranoïa durant le tournage
Suite au choix de Michael B. Jordan pour incarner Johnny Storm, les réactions racistes ne se font pas attendre, au point que le comédien se fend d'une lettre ouverte pour calmer ses détracteurs. Ce climat général touche également Josh Trank, qui reçoit des menaces de mort de la part de fans mécontents.
De son propre aveu, le réalisateur gardera une arme chez lui durant tout le tournage, avec la peur de subir une effraction ou une attaque physique.
Par ailleurs, Trank sait que son film est attendu au tournant et qu'il doit être un succès, le tout dans une ambiance de tournage compliquée avec son équipe. La pression est forte, et Trank n'a alors que 30 ans et manque d'expérience. Elle s'accentue encore lorsqu'en juin, en plein tournage des Quatre fantastiques, Lucasfilm officialise que Trank sera le réalisateur d'un spin-off de la saga Star Wars.
Plus tôt, en 2012, le réalisateur avait en effet "pitché" un long métrage centré sur Boba Fett à Lucasfilm sans savoir si son idée allait être retenue. Deux ans plus tard, il sait désormais qu'une fois Les Quatre fantastiques sorti, il devra se mettre sérieusement à une autre énorme franchise avec aussi quelques fans un peu trop "impliqués" et toujours des attentes pour un succès. Encore du stress supplémentaire.
Un premier montage dévastateur
Le tournage s'achève le 23 août 2014 et l'absence de l'équipe au Comic-Con de San Diego au mois de juillet surprend les fans. En effet, en coulisses, et bien que le tournage principal soit terminé, le film n'a pas encore de fin.
La faute en revient à la Fox, qui avait décidé dès les préparatifs du film de ne tourner la fin que durant les reshoots (un tournage additionnel destiné à améliorer et à modifier des choses). A cette époque, elle avait aussi rejeté la fin spectaculaire initialement prévue pour économiser 30 millions de dollars.
Le film n'a pas de fin et un plus gros problème pointe à l'horizon : le premier montage proposé par Trank déçoit le studio.
Le ton du film est définitivement sombre, loin d'atteindre les espérances d'un projet super-héroïque sortant post-Avengers. Trank est resté fidèle à sa version, mais elle ne plait pas aux dirigeants. Les reshoots servent donc non seulement à tourner une fin, mais aussi à réorienter le film.
La première conséquence de cette décision est que Trank est écarté de la majorité de ces nouveaux tournages :
C'était comme une castration. Tu es bien là, mais tu regardes des producteurs rejeter des scènes avant même que tu arrives, des [monteurs] engagés pour décider dans quel ordre ce [truc] sera construit et ce dont ils ont besoin. Et comme ils savent que tu es gentil, ils te demandent "ça te semble bien ?" et tu réponds "oui" ou "non".
C'est Stephen E. Rivkin (Pirates des Caraïbes, Avatar) qui est engagé pour superviser le montage à la place du réalisateur, qui commentera laconiquement quelques années plus tard : "De mon point de vue, il y a des monteurs préférant la vitesse à la performance. (...) Ils ne cherchent qu'à atteindre un rythme."
Une réception désastreuse
Les reshoots prennent trois mois et coûtent une fortune en réécriture, dont certaines sont en réaction à la réception du premier teaser, sorti le 27 janvier 2015 et qui divise beaucoup les fans. La "vraie" bande-annonce sort moins de trois mois plus tard, en proposant déjà quelques blagues et un ton plus léger.
Entretemps, Lucasfilm, qui a vent des problèmes de Trank sur le film Marvel, décide de ne plus faire appel à ses services.
A l'époque, Trank déclare au Los Angeles Times que le départ est de son fait et se justifie : "Quitter Star Wars a été très dur, probablement le choix le plus difficile de ma vie. Je veux à présent faire quelque chose d'original, parce que j'ai vécu sous l'oeil constant du public ces quatre dernières années et ce n'est pas très sain pour moi à ce moment de ma vie. Je veux faire quelque chose qui passe sous le radar."
Les Quatre fantastiques : quelles scènes ont été coupées ?En juillet 2015, la troisième et dernière bande-annonce est révélée et montre le Doctor Doom (Fatalis en VF), le méchant du long métrage, en vendant un affrontement épique. Un mois plus tard, Les Quatre fantastiques sort avec une durée d'1h33 sans le générique et un combat final rapidement expédié. Face à la presse, Josh Trank en fait la promotion comme il peut.
Le film est très mal reçu. Sur AlloCiné, la presse le note en moyenne 2/5 et le public 1,8/5, tandis qu'outre-Atlantique, Rotten Tomatoes le gratifie d'un piteux 9% par la critique et 18% par le public. Le box-office s'en ressent, avec seulement 167,8 millions de dollars récoltés dans le monde, pour un budget au moins estimé à 120 millions.
L'échec est total, et Trank devient une bête noire avec laquelle il ne faut pas travailler, d'autant qu'il se dit qu'il a eu un comportement imprévisible et difficile sur le plateau du film. Aujourd'hui, Josh Trank n'a pas beaucoup de regrets. Il a ainsi déclaré à Den of Geek en mai 2020 :
Si j'étais forcé à revenir en arrière, je pense que j'aurais fait [Les Quatre fantastiques] comme il faut. Et je ne sais pas ce que "comme il faut" signifie.
J'imagine que cela voudrait dire faire un film suivant les directives de Jeremy Slater ou les scénarios passionnément écrits par Zach Stentz et Ashley Miller d'après les [comics Ultimate] et que j'ai pourtant écartés avec arrogance dès qu'ils sont apparus dans ma boîte mail.
Récemment, le réalisateur Zack Snyder a pu sortir sa version de Justice League, pour montrer ce qu'il voulait faire avant que le studio et Joss Whedon ne prennent en main son film. Pourrait-on un jour avoir une "Trank Cut" des Quatre fantastiques ? Pas vraiment, à en croire l'intéressé, qui commentait sa vision du film sur Letterbox :
"Ce que je peux dire c'est qu'il y a dans ce film deux films différents qui se battent pour exister. Y a-t-il un #releasethetrankcut ? Ce n'est pas important, je ne suis pas Zack Snyder. Zack est un réalisateur iconique et légendaire qui assurait déjà alors que j'étais toujours au lycée.
"Moi ? J'avais 29 ans, je faisais mon deuxième film, dans une situation beaucoup plus compliquée que ce qu'un réalisateur de mon niveau aurait dû connaître. Cela dit, je n'en regrette rien. Cela fait partie de moi."
Depuis, Josh Trank a sorti un long métrage sur la fin de vie d'Al Capone intitulé Capone avec Tom Hardy, et prépare un biopic sur la jeunesse de Theodore Roosevelt, 26ème Président des Etats-Unis. Il est probable qu'on ne le revoit jamais aux manettes d'un film de super-héros.
La fameuse bande-annonce finale, avec l'arrivée de Fatalis :