A l'heure où les économistes phosphorent sur les différents scénarios économiques de sortie de crise liée à la pandémie du Covid-19, alors même que le pays entre dans la pire récession depuis l'après-guerre aux dires du ministre de l'économie, nombreuses sont les voix -et pas seulement politiques- à s'élever pour exiger un changement radical de paradigme. Une société plus égalitaire et redistributrice, le partage équitable du fruit du travail et des richesses, et non leur confiscations au profit de quelques uns. Un monde du travail qui n'écraserait plus les plus faibles et démunis. Pour faire simple et de manière un peu lapidaire : un coup d'arrêt à l'hyper-mondialisation et son capitalisme le plus sauvage, ses délocalisations massives dans sa course effrénée du profit, livrant des familles entières au chômage et au désespoir. Des considérations totalement déconnectées du cinéma pensez-vous ? Pas vraiment. Le film que diffuse France 3 ce soir à 22h35, Merci Patron!, sorti en 2016, est à ce titre une synthèse parfaite de tous ces maux.
Merci Patron!, c'est l'histoire de Serge et Jocelyne Klur, employés d’Ecce, filiale du groupe de luxe LVMH, plus exactement employés de son usine de Poix-du-Nord, jadis chargée de la confection des costumes Kenzo. Un jour, le groupe a décidé de délocaliser toute la chaine de production en Pologne. Les Klur, eux, se sont retrouvé à devoir chercher du travail ailleurs. Pendant 4 ans. Mais rien, ou si peu. En fin de droits, le chômage arrive. Les mois difficiles se succèdent les uns aux autres, jusqu'à devoir vivre -survivre plutôt- avec 400 € par mois. La spirale de la descente aux enfers continue, terrible, implacable. Plus d'argent pour payer le chauffage. Les Klur se retrouvent à vivre dans une pièce unique. La nourriture est rationnée; aucun excès. Jusqu'au coup de massue final : un avis de saisie et d'expulsion de la maison, suite à une ardoise impayée de 25.000 €. C'est alors que François Ruffin, fondateur du journal satirique Fakir, frappe à leur porte. Il est confiant : il va les sauver. Entouré d'un inspecteur des impôts belge, d'une bonne soeur rouge, de la déléguée CGT, et d'ex-vendeurs à la Samaritaine, il ira porter le cas Klur à l'assemblée générale des actionnaires de LVMH, bien décidé à toucher le coeur de son PDG, Bernard Arnault, 3e personne la plus riche du monde. Mais ces David frondeurs pourront-ils l'emporter contre un Goliath milliardaire ?
Comme l'écrit si justement l'économiste et sociologue Frédéric Lordon, membre du collectif des Economistes atterrés, Merci Patron! est difficilement identifiable. Il ne relève pas du documentaire pédagogique ni analytique. "Le plus juste serait sans doute d’en dire qu’il est un film d’action directe" écrivait Lordon en 2016 dans un passionnant billet publié sur le site du Monde Diplomatique. "Car Ruffin, qui a Bernard Arnault dans le collimateur depuis un moment, veut littéralement faire quelque chose de la situation des salariés d’Ecce. En 2007, déjà, il avait fait débouler impromptu les licenciés à l’assemblée générale des actionnaires de LVMH". Il s’agissait alors de faire un reportage radio, tandis que les caméras étaient interdites par le service de communication de LVMH. De ce manque d’images, de ce "dialogue de sourds" non filmé entre l’oligarque et les salariés, est né le projet du film et son sujet : "Comment le capital met à distance le travail et comment réconcilier les deux ?", avec l'idée de "réconcilier la France d’en bas et la France d’en haut" expliquait l'intéressé.
Un film d'action directe donc; un objet hybride, iconoclaste, qui est d'ailleurs une vraie proposition de cinéma. Entre farce et tragédie, Merci Patron! se construit sur une véritable dramaturgie et repose sur une construction en actes. Le travail de montage fut d'ailleurs colossal, avec plus de 150 heures de rushes où il fallait préserver la tension du récit et savoir quels temps forts garder. Le réalisateur François Ruffin se souvient : "Il a fallu déterminer les noeuds de l’histoire, travailler le rythme afin de rester dans une forme de suspense haletant. Je voulais aussi laisser la place à l’autre, à ce qu’il amène en termes de témoignages ou de culture populaire. Michael Moore, que j’admire, omet parfois de suivre un personnage ayant une réelle profondeur dramaturgique et qui va orienter le récit. En jouant ici le médiateur, je voulais surtout faire émerger au premier plan des personnages qui allaient écrire l’histoire. Même si Bernard Arnault a grandement contribué au scénario."
Diplômé d’une maîtrise de lettres, journaliste au Monde Diplomatique, François Ruffin est rédacteur en chef du journal Fakir depuis 1999. L’émission radiophonique de Daniel Mermet sur France Inter, Là-bas si j’y suis, dans laquelle il réalise plusieurs reportages, fut en quelque sorte pour lui une passerelle entre l’écrit et le cinéma, où il est déjà question de montage. Merci Patron! est donc un galop d'essai, largement transformé. Le film a d'abord touché le public militant des unions locales CGT à Amiens, le fief de François Ruffin. Puis s'est progressivement élargi, grâce à un remarquable bouche-à-oreille, à la faveur de nombreuses projections / débats en avants-premières, où le public s'est révélé séduit par l'énergie militante qui irrigue cette oeuvre. Une Success Story qui s'est emballé, jusqu'à attirer plus de 500.000 spectateurs en salle. Et même se voir couronner en mars 2017 par le César du Meilleur documentaire; "le César du peuple" comme il l'appellera lui-même.
Fidèle à ses engagements, François Ruffin est venu chercher sur scène sa récompense, qu'il décidera d'ailleurs de remettre aux employés de l'usine Whirlpool de Longueau, qui s'opposait à la délocalisation de leur outil de travail en Pologne. Un éternel et dramatique recommencement. "Mon film, il parle d'une usine qui part en Pologne et qui laisse derrière un paquet de misère et un paquet de détresse. Et au moment où je vous parle, c'est une usine d'Amiens, qui s'appelle Whirlpool, qui fabrique des sèche-linge, qui subit la même histoire puisque maintenant ça part là aussi en Pologne (...) Ça fait maintenant trente ans que ça dure dans l'ameublement, dans le textile, dans la chimie, dans la métallurgie, ainsi de suite. Pourquoi ça dure depuis trente ans ? Parce que ce sont des ouvriers qui sont touchés, et donc on n'en a rien à foutre".
J'veux du soleil de François Ruffin et Gilles Perret : "Le cinéma offre la possibilité d'avoir encore des images dissidentes"Et depuis ? L'intéressé est entré à l'Assemblée nationale, en tant que député de la 1ère circonscription de la Somme, sous l'étiquette politique du parti de La France Insoumise. Vous pouvez d'ailleurs jeter un coup d'oeil à son activité politique sur cette page. Electron libre, franc-tireur, il fait le bonheur des réseaux sociaux, qui adorent s'emparer des extraits de débats fiévreux à l'Assemblée, où l'intéressé sort régulièrement la sulfateuse. En 2019, il signait un nouveau documentaire, J'veux du soleil, consacré au mouvement des Gilets Jaunes. Co-réalisé avec Gilles Perret, qui a récemment mis en scène L'Insoumis sur Jean-Luc Mélenchon, le long métrage s'intéressait au quotidien des manifestants. S'il est désormais confiné, comme le reste de la population, l'actualité brûlante lui donne toujours l'occasion de se faire entendre. Même s'il s'agit de tourner des vidéos en direct sur Facebook et Youtube depuis sa cuisine, pour un rendez-vous régulier qu'il a baptisé "18h Allô Ruffin !" On ne se refait pas.