En septembre dernier, Geena Davis n'est pas seulement venue recevoir un prix pour l'ensemble de sa carrière au Festival du Cinéma Américain de Deauville, mais également pour présenter l'un de ses projets les plus personnels : le documentaire Tout peut changer - Et si les femmes comptaient à Hollywood ? produit par ses soins et réalisé par Tom Donahue, qui revient sur les inégalités hommes-femmes dans le milieu du cinéma. Un film édifiant et nécessaire, traversé de nombreux témoignages (Natalie Portman, Meryl Streep, Jessica Chastain...) qui résonne très fortement dans une actualité encore marquée par les conséquences de l'affaire Weinstein, et que la comédienne a évoqué à notre micro.
AlloCiné : "Tout peut changer" est un documentaire intéressant et déprimant à la fois, car il montre qu'à chaque fois que le changement a été sur le point de se produire, ça n'a pas été le cas. Mais les choses bougent-elles un peu plus depuis que le film a été fait ?
Geena Davis : Non ! (rires)
Même après tous les bouleversements nés suite à l'affaire Weinstein et aux mouvements #MeToo ou Time's Up ?
Une chose a changé : aujourd'hui, il est possible de parler de ces inégalités. C'est davantage dans l'esprit des gens depuis #MeToo, Time's Up ou Trump. Ça, c'est un changement important qui peut en créer d'autres en faisant en sorte que les gens parlent entre eux de sujets comme l'égalité des salaires par exemple. Avant que cela ne se produise, vous n'auriez pas pu vous plaindre de votre salaire car il y a forcément quelqu'un de moins bien payé (rires) Jamais de la vie. Mais maintenant, il y a Gillian Anderson qui découvre qu'elle perçoit la moitié de ce que David Duchovny touche, qui élève la voix, et qui obtient la même chose. C'est un énorme changement. On le voit aussi dans d'autres secteurs de la société, dans la football féminin notamment : nous sommes à une époque où l'on prête plus d'attention à ces choses. Donc nous allons voir d'autres changements. La libération de la femme remonte aux années 70, il est temps pour une autre.
Il est aujourd'hui possible de parler des inégalités entre hommes et femmes
Le documentaire montre votre première apparition au cinéma : dans une scène de "Tootsie" où vous étiez en sous-vêtements. Aviez-vous conscience, à l'époque, du danger d'être objectifiée de la sorte à l'époque ? Car vous avez vite enchaîné sur des films parlant d'émancipation féminine.
Je ne me suis jamais sentie mal à l'aise par rapport à ce rôle. J'étais même très contente, car il s'agissait aussi de ma première audition, que c'était dans un long métrage avec Dustin Hoffman..., bref c'était incroyable. J'ai d'ailleurs été traitée avec beaucoup de respect sur le plateau. Par tout le monde, et plus particulièrement Sydney Pollack, qui a été fantastique. L'expérience s'est donc révélée très formatrice. Je peux comprendre que cela paraisse étrange, mais c'était très amusant aussi. Surtout que c'était mon choix. Ça n'est pas comme si je ne savais pas que j'allais devoir jouer en sous-vêtements.
Vous avez commencé à produire en 1994. Était-ce pour avoir davantage de contrôle sur vos films et vos rôles ?
Oui, cela vous donne plus de pouvoir, même si j'aime également produire. Car j'ai tendance à vouloir être impliquée dans chaque étape (rires) Dans n'importe quel domaine. C'est assez courant, lorsque vous devez tenir l'un des rôles principaux, dans une série surtout, mais c'est important pour un film aussi.
On vous a récemment vue dans la saison 3 de "G.L.O.W." sur Netflix, où il est question de sororité et d'émancipation. Vous y tenez un rôle de mentor et il se dit que la scène dans laquelle vous apparaissez en showgirl était l'une de vos suggestions.
(rires) J'adorais déjà la série quand on m'a proposé ce rôle, et j'ai justement aimé ce côté mentor. C'était la première fois, depuis Une équipe hors du commun, que j'étais entourée par autant de femmes, qu'il s'agisse des actrices, des créatrices ou de réalisatrices. Et quand ils m'ont dit que mon personnage avait été une showgirl, je leur ai répondu qu'il allait falloir trouver une excuse pour que je puisse porter ce costume. Car j'ai toujours adoré ces costumes énormes avec lesquels il faut marcher de travers. Ça m'a toujours fasciné, et ils ont trouvé un moyen d'ajouter cette scène.
Pensez-vous qu'il puisse y avoir une vraie solidarité entre les femmes dans l'industrie du cinéma ?
Oui bien sûr : je l'ai vu et j'y ai participé. Cela m'a toujours ennuyée que les gens assument que les femmes ne s'entendent pas entre elles. De mon point de vue, je peux vous dire que nous pouvons nous entendre de manière assez fantastique. Pendant la promotion d'Une équipe hors du commun, chaque interviewer voulait savoir s'il y avait eu du crêpage de chignon sur le tournage. Nous nous soutenons de manière générale, mais il y a eu un formidable élan de solidarité depuis #MeToo et Time's Up, dont je suis l'une des membres fondatrices. Nous soutenir les unes les autres nous permet d'avoir plus de pouvoir.
Ces mouvements vous ont-ils permis d'avoir davantage de témoignages dans le documentaire ?
Oui, c'est ce que le réalisateur m'a dit : il tournait depuis quelques années avant que tout cela ne se produise, et c'est alors devenu un million de fois plus facile pour lui d'avoir des personnes devant la caméra. Tout à coup, tous les gros noms qu'il avait tenté de réunir en vain disaient "oui". Et je sais que les effets de #MeToo et Time's Up ont joué, surtout que beaucoup des femmes que l'on voit dans le film sont des membres de Time's Up. Ça a fait la différence.
Mais le film a été réalisé par un homme.
Mais oui ! Lorsqu'il a été annoncé aux États-Unis que j'allais être productrice déléguée du film, il y a eu plein de commentaires se demandant comment je pouvais embaucher un homme pour faire ce documentaire alors qu'il y avait tant de femmes douées. Sauf que c'était son projet ! Il m'a fait participer mais c'était son idée. Et nous avons de la chance que ça l'ait été, car c'est notamment parce qu'il est un homme qu'il a voulu le faire, et qu'il sentait que l'on ne pouvait pas espérer que les plus mal desservis puissent résoudre leur propre problème. C'est trop demander que penser que les opprimés vont aussi devoir porter le fardeau de la résolution de leur problème. Il fallait que des hommes nous aident, avec le pouvoir, l'argent et le statut qu'ils peuvent avoir. Il pensait que c'était important de procéder ainsi.
Quand le projet a-t-il été lancé ?
Je crois qu'il nous a fallu, en tout, cinq ans pour le faire. Tom a interviewé un bon millier de personnes.
Cela m'a toujours ennuyée que les gens assument que les femmes ne s'entendent pas entre elles
Certains témoignages sont à peine croyables.
Oui ! Il y a moi-même des choses que j'ai apprises, mais le film permet de comprendre que l'on peut changer si on le veut. Ryan Murphy a, par exemple, créé l'organisation Half, qui stipule que chacun de ses projets doit compter 50% de femmes devant la caméra, et 50% derrière. Et c'est lui qui l'a décidé. Je dois aussi rencontrer le collectif 5050 pour 2020 [qui lutte pour l'égalité dans le monde du cinéma, ndlr].
Pensez-vous qu'il faudrait imposer une parité dans les sélections de gros festivals comme Cannes, où la grande majorité des films sont réalisés par des hommes ?
Je pense que oui. J'y crois fermement. Je ne sais pas s'il est possible de forcer les festivals à le faire, mais ils devraient décider de faire cela et s'y tenir. J'ai moi-même mon propre festival aux États-Unis, dans l'Arkansas, et il est dédidé à l'émancipation féminine et à la diversité. [En mai 2019], 86% des films présentés étaient réalisés par des femmes, et 61% d'entre elles étaient issues de la diversité. Et si je crois à tout cela, c'est aussi parce j'ai récemment appris que dans un festival de courts métrages qui se tient tous les ans en Australie, seuls 17% des films présentés en compétition étaient réalisés par des femmes. Mais ils se sont rendus compte que ça n'allait pas, et ont fait un test en faisant disparaître les noms des metteurs en scène, pour voir le résultat : et ils sont arrivés à 50/50. Cela prouve donc que nous ne manquons pas de produits de qualité faits par des femmes, et je me demande dans quels autres secteurs de la societé nous pourrions arriver au même résultat.
"Thelma et Louise" a fait figure de grand pas en avant pour l'émancipation féminine sur grand écran, car il a eu beaucoup d'impact sur le public. Mais beaucoup de personnes le revoient aujourd'hui et critiquent divers aspects comme sa fin qui ressemble à une punition, ou le fait que votre personnage soit souvent blâmée pour ses actions. Que pensez-vous de ces critiques ?
Il y en avait déjà beacoup quand le film est sorti. Il a suscité énormément de commentaires à l'époque : beaucoup étaient positifs, mais beaucoup étaient aussi négatifs. Il y a même eu des articles disant que c'était terrible car les femmes avaient maintenant des armes à feu.
Pour ce qui est de la fin, il convient de se demander pourquoi un film qui se termine par deux femmes qui se suicident suscite autant d'acclamation de la part du public féminin. J'étais pourtant persuadée que personne ne voudrait aller le voir car nous mourrions à la fin, mais c'est l'inverse qui s'est produit. Des femmes sont même venues me voir pour me dire qu'elles avaient refait notre voyage avec une amie, et je leur ai demandé jusqu'où elles étaient allées (rires) Pour moi, cela s'explique car il s'agit d'une métaphore : une fois libérées des autres personnes leur disant comment vivre leur vie, elles ne reviendront pas en arrière. Si elles s'étaient rendues, elles auraient abandonné cette liberté. Donc malgré le fait que nous prenions des décisions vraiment horribles tout au long de notre parcours, nous sommes au moins responsables de nous-mêmes. Partir de la sorte est donc une manière de dire "Peu importe les conséquences, je reste maîtresse de mon destin." J'y ai beaucoup réfléchi, et je pense que le film est inspirant pour cette raison.
Avez-vous senti que vous étiez mal traitée car vous étiez une femme dans cette industrie ? Que vous n'avez pas pu obtenir un rôle ou un projet que vous vouliez ?
Dès le début, il m'a paru évident qu'il y avait moins de très bons rôles disponibles pour les femmes. J'en ai eu quelques-uns, que je trouvais intéressants, puis il y a eu Thelma et Louise, Une équipe hors du commun, et je me sentais bien à ce sujet. Mais je voyais qu'il y avait une injustice. Je savais à quel point j'étais moins bien payée que mes partenaires masculins. C'était inégalitaire au même titre que lorsque mes partenaires masculins faisaient des commentaires et demandaient des changements, ceux-ci se produisaient, mais que lorsque cela venait de moi, les choses restaient telles qu'elles étaient.
Pensez-vous que les choses sont plus faciles pour les jeunes actrices aujourd'hui ?
Non, mais peut-être que la situation s'est améliorée très récemment, car il est désormais possible de parler de tout cela. Dans le documentaire, il y a par exemple Chloë Grace Moretz qui parle du soutien-gorge rembourré qu'on lui a demandé de porter quand elle avait 14 ans. Si cela se produit aujourd'hui, avec une actrice de cet âge, il se peut qu'elle dise quelque chose, mais ses gardiens et ses parents aussi. Donc cela n'arriverait pas, sauf si elle le veut. Pour résumer : nous sommes maintenant autorisées à nous plaindre. Cela ne veut pas dire que cela fera changer quoi que ce soit, mais nous pouvons nous plaindre (rires)
La peur est-elle la seule façon de faire en sorte que les choses changent ?
Non, je crois davantage en l'encouragement positif. Il faut parfois aborder un problème sous un angle différent. Ma propre défense se fait par exemple de façon positive et privée, car je ne me dispute pas publiquement avec quelqu'un. Même pour dire que je n'ai aimé un film : je peux en parler aux principaux intéressés en privé mais pas devant tout le monde. Ça c'est mon approche, à laquelle les gens réagissent très bien, donc je ne vais pas en changer. Sauf si l'on m'interpelle publiquement.
Propos recueillis par Maximilien Pierrette à Deauville le 10 septembre 2019
"Tout peut changer" est à voir depuis le 19 février :